Police D’Anne Fontaine

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« Police » raconte l’histoire de trois personnages qui se révèlent à un moment où ils doivent faire un choix délicat, face à une situation inédite pour eux. Ils sont tous les trois policiers dans un commissariat parisien, et sont quotidiennement confrontés aux aléas de ce métier psychologiquement difficile, faisant quelquefois face à des situations terribles, glauques.

Mais c’est lors d’une mission qui n’est normalement pas attribuée à leur service qu’ils vont devoir braver leur conscience. Virginie (Virginie Efira), Aristide (Omar Sy) et Erik (Grégory Gadebois) sont volontaires pour un travail de nuit dont ils ne soupçonnent pas la teneur : aller chercher en centre de rétention un réfugié tadjik (Payman Maadi) pour l’emmener à l’aéroport afin qu’il soit expulsé de France et renvoyé dans son pays. Pendant le trajet menant à l’aéroport, Virginie va s’interroger sur le devenir de ce migrant et ouvrir son dossier pour tenter de comprendre qui il est. Elle y découvrira qu’il risque de mourir s’il pose un pied au Tadjikistan et tentera alors de convaincre Erik et Aristide de laisser s’échapper le réfugié. Les dissentiments apparaitront alors. Les consciences s’animeront, la part d’humanité de chacun se révèlera face à l’obligation d’obéissance d’un métier où il faut avant tout obtempérer aux ordres.

Le film ne commence pas par ce transport nocturne critique. Anne Fontaine nous présente en premier lieu le quotidien de ses trois personnages lors d’une journée de travail, juste avant la soirée compliquée qu’ils vont devoir psychologiquement affronter. Mais ces moments de vie, elle va nous les révéler tour à tour avec les regards de chacun, comme des chapitres personnels et signifiants. La réalisatrice les construit avec finesse, en changeant d’infimes détails, nuances révélatrices de ces trois personnalités confrontées à un métier compliqué, tendu, qu’ils doivent s’approprier tout en jonglant avec leur vie privée parfois chaotique. Virginie paraît soucieuse et fatiguée. Elle tente de gérer comme elle le peut sa vie de famille et son métier de policière, mais vient d’apprendre qu’elle est enceinte de son collègue Aristide avec qui elle a une liaison extra-conjugale. Sa décision d’avorter est prise lorsque commence cette journée. Mais d’autres questionnements vont surgir lors de la nuit bien particulière qui s’ensuivra.

Dès ce « premier chapitre », nous percevons chez la réalisatrice ce désir de dévoiler la personne qui se cache derrière l’uniforme de policier, et cela pour ses trois personnages. Ce qui explique qu’elle nous montre ensuite cette même journée avec Aristide puis Erik. Nous découvrons ainsi la sensibilité et la fragilité d’Aristide derrière son apparente décontraction et la robustesse de son physique. De même la personnalité d’Erik nous touche lorsqu’Anne Fontaine le dévoile comme un homme replongeant doucement dans l’alcool pour chasser de son esprit le délitement de son couple.

Virginie Efira nous explique, dans « Madame Figaro » : « (…) ce que je trouve beau dans le film d’Anne Fontaine, c’est qu’il creuse la notion de porosité entre la fonction et l’intime. (…) Le film raconte qu’on ne peut pas faire l’économie de ce qu’on est. » Nous allons alors suivre ces trois personnes vers le centre de rétention où un quatrième personnage va bouleverser les consciences. Il s’agit d’un tadjik, du nom de Tohirov, qui ne comprend ni le français, ni l’anglais, et qui est terrifié de se retrouver dans cette voiture, en pleine nuit, avec des individus en uniforme qui vont l’accompagner vers une direction complètement angoissante. La communication est réduite à néant en raison de la langue, mais aussi de la peur paralysante ressentie par Tohirov.

C’est le chaos dans ce centre de rétention qui est en feu. Le premier regard que Virginie adresse à ce réfugié est primordial : nous y ressentons une attention particulière. Il n’y a pas d’indifférence. Le regard du tadjik, lui, est insondable. Mais c’est à cet instant du film que les choses vont être chamboulées. Les trois quarts d’heure suivants vont se dérouler dans un espace extrêmement restreint : une kangoo. Anne Fontaine raconte : « C’était étonnant de faire un film qui passe 45 minutes dans une voiture de police. C’est un lieu clos, qui permet d’avoir une dramaturgie absolument intense sur les visages, sur ce qui se passe derrière, qu’ils ne disent pas, et quel trouble envahit cette voiture petit à petit… c’était très intéressant de construire ça » (…) et de « sentir comment quelqu’un qui ouvre une porte de curiosité et de doute tout à fait légitime (…) arrive à contaminer les autres, chacun d’une manière différente. » (Interview dans « Bande à part »)

Une des difficultés de tourner dans une voiture revient à réfléchir sur qui le point va être fait, sur le choix de la netteté et du flou vis-à-vis d’un personnage, afin de créer une dialectique visuelle qui reflète les questionnements et incertitudes de chacun, et le déchirement moral qui en résulte. Ce huis clos nocturne révèle la fragilité des personnages, dans une forme de délicatesse intérieure en conflit avec l’obligation d’obéissance. En présence d’une réalité pénible, ils doivent faire face à une ligne d’acceptabilité, seuil plus ou moins tolérable suivant la vérité de chacun. La tension est palpable. Anne Fontaine a voulu tourner « Police » en Scope, ce qui a accru les difficultés de prises de vues dans la kangoo, ce format n’étant pas vraiment le plus aisé pour tourner dans une voiture. Cependant la réalisatrice n’a évidemment pas fait ce choix par hasard : « C’est un film en Scope donc le rapport entre le flou et le net est extrêmement utilisé de manière allégorique et de manière stylisée », dit-elle (Bande à part). Son directeur de la photographie, Yves Angelo, a donc travaillé en fonction des contraintes dues au format. Ils se sont tous deux questionnés sur la possibilité de tourner en extérieurs, avec une voiture travelling, mais cette idée a finalement laissé place au choix du studio. Du coup Yves Angelo raconte : « Cela impliquait l’utilisation d’un fond vert et de recréer totalement les lumières et leurs mouvements afin de donner l’illusion que la voiture était réellement en train de rouler dans les rues en pleine nuit. Un tel dispositif posait forcément un certain nombre de problèmes, notamment en termes de raccord puisque les effets de lumière ne pouvaient être d’un synchronisme absolu d’un plan à l’autre. » Quand au choix du format, le directeur de la photographie explique : « Nous tournions en Scope, donc des plans le plus souvent en 300 ou 400 mm, ce qui était assez bizarre pour les Gros Plans. D’autant que j’utilisais une caméra Red Monstro avec de très gros capteurs. Nous avons été obligés d’allonger les focales. Cela s’est révélé avantageux lorsque nous tournions des plans larges des quatre personnages. Généralement ces plans sont filmés avec de courts foyers, ce qui donne l’étrange impression que la voiture est énorme pour la personne se trouvant sur la plage arrière comparativement à celle ou ceux qui se trouvent à l’avant. Le gros capteur nous permettait de filmer des plans très larges en 50 mm sans avoir ce défaut de perspective inhérent aux courts foyers. » (Yves Angelo, CST, Commission Supérieure Technique de l’image et du son)

Nous nous rendons compte à quel point le tournage dans la voiture a posé de nombreuses questions et imposé moult contraintes à l’équipe technique et à la réalisatrice. Le long temps passé dans cet espace cloisonné relève d’un découpage passionnant, où chaque composition de plan révèle une dimension dramaturgique nécessaire aux questionnements de chacun des personnages. En surgissent de nombreuses réflexions sur « l’humanité de leur mission », comme en témoigne Anne Fontaine (Cineuropa). La réalisatrice parle de « Police » comme d’un « thriller émotionnel, mental. (…) Il y a une tension parce qu’on se demande si ces policiers vont désobéir, transgresser les règles. On vit à travers leur intimité, leurs difficultés amoureuses, leur vie affective. Le prisme est totalement personnalisé » (Europe 1).

« Police » nous plonge au cœur de ces trois âmes éreintées par leur quotidien éprouvant, en bousculant leurs préceptes et leurs convictions, afin qu’elles interrogent leur conscience lorsqu’une brèche lézarde les règles et les certitudes. Nous nous retrouvons alors face à nos propres questionnements en présence de ce tadjik angoissé, qui ne comprend pas ce qui se trame dans cette voiture qui roule en pleine nuit vers un avenir sans espoir.

Réalisation : Anne Fontaine – Scénario : Claire Barré et Anne Fontaine, d’après le roman de Hugo Boris – Photographie : Yves Angelo – Production : Philippe Carcassonne et Jean-Louis Livi – Distribution : Studiocanal

Date de sortie : 2 septembre 2020

Deux De Filippo Meneghetti

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« Deux » explore un sujet souvent tabou dans notre société : l’amour intense partagé par deux femmes septuagénaires, à l’abri du regard des autres. Nous découvrons de prime abord la passion que vivent au quotidien Madeleine (Martine Chevallier) et Nina (Barbara Sukowa), deux voisines habitant les deux seuls appartements du dernier étage d’un immeuble. Elles circulent entre ces deux foyers dans un partage de vie émouvant. Leurs personnalités sont éminemment différentes, la fougueuse Nina assumant totalement son amour et voulant le montrer au grand jour, mais acceptant la peur et l’angoisse de la douce Madeleine qui n’a jamais su l’annoncer à ses deux enfants. 

Mais la pression de Nina devient forte car elles ont un projet : aller s’installer ensemble à Rome. Malgré la promesse de Madeleine d’en parler enfin à Anne (Léa Drucker) et Frédéric (Jérôme Varanfran), elle échoue une fois de plus, n’osant leur avouer qu’elle n’aimait plus leur père depuis bien longtemps. Malgré la mort lointaine de celui-ci, la pression est encore étouffante, asphyxiante. Quant à l’aveu d’être tombée amoureuse d’une femme, elle sent le terrible manque d’ouverture de ses enfants à l’entendre. Nina finit par être très en colère. C’est alors qu’une terrible catastrophe va bouleverser la vie de ces deux amoureuses. Madeleine fait un AVC, perd la parole, ainsi que son intégrité corporelle. Ce sont donc ses enfants qui décident maintenant pour elle, et Nina devient du jour au lendemain la voisine de palier, certes sympathique mais qui se révèle trop intrusive aux yeux d’Anne lorsqu’elle découvre la relation particulière qui les lie. Choquée, elle emmène Madeleine du jour au lendemain dans un établissement qui la tue à petit feu, loin de la seule personne qui pourrait lui faire du bien.

« Deux » est le premier long métrage réalisé par l’italien Filippo Meneghetti, qui vit maintenant en France. A l’origine de l’écriture de ce film, le cinéaste témoigne : « A 17, 18 ans, j’ai été proche en Italie de femmes qui vivaient ce type d’expérience en province et cette difficulté des lesbiennes de l’époque m’a marqué. Et puis j’avais envie de raconter la réalité de personnes mûres dans une société obsédée par le jeunisme. La sexualité des personnes âgées est en soi un tabou, intéressant à aborder pour un cinéaste. (…) « Deux » aborde l’autocensure à travers le regard des autres qui accule à la différence. Qu’est-ce qui arrive lorsqu’on sort de la norme ? (…) On peut fermer sa porte au monde, mais le regard posé sur soi-même nous habite à demeure. Le problème de Madeleine, c’est d’avoir intériorisé la perception des autres, la sottise de la société. » (extrait de l’interview de F. Meneghetti dans « Le Devoir »)

La pression de l’entourage familial et l’influence coercitive de la société habitent le film, exerçant une mécanique de peur. Cette notion de « peur » intéresse depuis longtemps F. Meneghetti qui a pour dessein de bousculer ce que chacun dissimule au plus profond de soi. C’est pour cette raison qu’il aborde cette liaison passionnelle comme un thriller. Il veut faire partager au spectateur le malaise psychique et moral des personnages, ses angoisses et la manière dont chacun pratique l’autocensure.

Ce film parle ainsi de l’exclusion sous toutes ses formes. De quelle manière un être se met à l’écart de la société, mais de surcroît comment il peut aussi isoler les autres. Tout cela est encore une question de regard, celui que nous portons sur autrui, mais aussi celui que nous redoutons. Le cinéaste nous interpelle, sans pathétisme affecté, en instaurant une tension oppressante mettant en exergue un thriller captivant. Car le suspense est aussi un apanage de cette intrigue singulière. Et c’est grâce à l’intensité et la beauté de l’amour de ces deux femmes que l’emprisonnement de la société explosera en éclats et qu’enfin les regards se heurteront, jusqu’à se dévoiler à tout prix.

Mais ce qu’il y a de plus touchant dans « Deux », ce sont les deux extraordinaires actrices qui se mettent à nu, assumant les traces du temps sur leur corps, belles d’avoir vécu, de nous montrer les sinuosités de la vie, face à une caméra émue. Filippo Meneghetti nous livre : « Nous vivons dans une société obsédée par la jeunesse qui érige des canons de beauté exerçant une pression problématique. Il me paraissait important d’aller à l’encontre de cette dynamique, en orientant la caméra vers des personnes du troisième âge. Sans maquillage, ou presque. En gros plan. Afin de regarder la vérité de l’âge en face, mais aussi pour déceler des beautés trop souvent oubliées. Par exemple j’ai toujours été fasciné par les rides, car chacune d’elle porte une histoire. Je me suis dit que cette sensibilité pouvait être partagée. » (Interview « Institut français ») Le cinéaste a voulu travailler avec des actrices qui se sentaient à l’aise avec leur âge. C’était primordial. Il voulait aussi que leurs parcours de vie divergent, que leurs manières de jouer diffèrent. Et effectivement les deux comédiennes sont absolument dissemblables. Et sont magnifiquement scrutées par la caméra, qui s’attarde sur ces visages où transparaît le vécu de chacune d’entre elles, les révélant sans fioritures. Deux films sont cités par le directeur de la photographie Aurélien Marra en guise d’inspiration pour lui et le metteur en scène : « Conversation secrète » de F.F.Coppola (avec une photographie de Bill Butler) et « Birth » de Jonathan Glazer (avec une photographie de Harris Savides). Dans le premier, Aurélien Marra explique : « Je me souviens de la première séquence dans laquelle Gene Hackman rentre dans son appartement. En analysant la scène, on s’aperçoit que ça se fait à travers une série de panoramiques totalement asynchrones avec les déplacements du personnage… la caméra continuant parfois son mouvement alors que le comédien s’est posé quelque part. Ce genre de motifs grammaticaux était extrêmement important pour Filippo, dans l’idée de créer une certaine autonomie de la caméra par rapport aux personnages. Créer une sorte de sensation de discordance… » (Interview d’Aurélien Marra, AFC). Autre point essentiel, dans « Birth » cette fois-ci : « les mouvements de zooms frontaux, lents, sans recadrage, nous ont inspirés pour retranscrire les moments d’introspection des personnages. » (AFC) Ces deux inspirations nous parlent lorsque nous visionnons « Deux ». Filippo Meneghetti a opté pour un format cinémascope, avec une caméra Sony Venice, en RAW4K (Super 35). Le choix de la série d’optiques (Bausch § Lomb Super Baltar) est dû à « un rendu très marqué, très doux à pleine ouverture mais pouvant devenir sensiblement plus contrasté et piqué dès qu’on ferme un peu le diaph… » explique A. Marra. Et cela au service d’une démarche esthétique totalement en adéquation avec ce que désirait retranscrire le cinéaste.

Le budget du film fut de 2 millions d’euros. Le projet mit presque six ans à se développer, et les problèmes de financement furent impactant. Cinq semaines avant le début du tournage, F. Meneghetti et son équipe réalisèrent que le budget était trop faible pour financer la totalité des scènes. Il fut donc nécessaire de couper des séquences, de faire face à ces contraintes de dernier moment pour un tournage qui comptabilisa 31 jours, dans des extérieurs situés en Occitanie, et des intérieurs en studio (au Luxembourg). En studio, avec la cheffe décoratrice Laurie Colson, l’équipe a combiné l’emplacement des pièces de l’appartement « en fonction des intentions de mise en scène », en se référant au découpage filmique et en effectuant des projections sur le décor en 3D. Le tournage ayant débuté par les extérieurs dans le sud de la France, le directeur de la photographie a pu ensuite adapter en studio les ambiances lumineuses extérieures, influençant alors la luminosité intérieure de son décor. Il a de surcroît fait de nombreux « relevés d’intensité et d’angles d’entrée de lumière dans le vrai appartement » (celui sur lequel s’est basée la construction du décor, et devant lequel ont été filmés des plans extérieurs rue et balcon). A. Marra a travaillé de manière à utiliser au maximum la lumière réelle du lieu de tournage des extérieurs, se référant avec une belle authenticité aux sensations lumineuses ressenties et observées.

La sensibilité règne au cœur de ce film à la fois intense et délicat, subtil et décomplexé, où l’âge n’affaiblit ni l’ardeur, ni la passion.

Réalisation de Flippo Maneghetti - scénario de Flippo Maneghetti et de Malyvone Bovorasmy - porduction de Paprika Films - distribution de Doc & Films International - photographie d'Aurélien Marra.

1917 de Sam Mendes

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Le réalisateur Sam Mendes a choisi une année charnière de la 1ère Guerre Mondiale pour raconter l’histoire intense de deux jeunes soldats britanniques englués sur le front du Pas-de-Calais. Ils vont être chargés d’une mission périlleuse qui, si elle n’aboutit pas, aura pour conséquence le massacre d’un vaste bataillon militaire. 

Le film s’ouvre sur le quotidien dans les tranchées, mais pour s’en extraire rapidement afin d’affronter l’au-delà de cette ligne de front, et quitter l’immobilisme auquel les soldats étaient alors condamnés. 

Cette année 1917 marque le recul des allemands jusqu’à la ligne Hindenburg (le début de cette retraite date historiquement de février 1917), ce qui provoque une réelle inconnue au-delà du front où militaires français et britanniques luttent depuis si longtemps pour arracher quelques centaines de mètres de territoire. Cette zone est maintenant vide, l’ennemi ayant quitté ces étendues de terre devenues un no man’s land que les alliés vont alors découvrir dans une campagne désoeuvrée, dévastée.

Désormais la configuration change, mais les soldats coincés dans ces tranchées ne savent pas réellement pourquoi les allemands ne sont plus là, surtout qu’ils ont disparu en une nuit. C’est donc un point de départ fabuleux pour les deux protagonistes créés par Sam Mendes. Tous deux sont de jeunes soldats de première classe, Blake et Shofield, à qui un gradé confie une mission inouïe : faire parvenir en un temps record un message à un autre bataillon qui doit attaquer l’ennemi le lendemain matin à l’aube. Et la missive est claire : annuler impérativement l’assaut qui se révèle être en fait un piège, et qui provoquerait la mort de 1600 hommes, dont le frère de Blake. C’est pour cette raison que le choix s’est porté sur lui. Et c’est logiquement que le jeune homme choisit son ami pour le suivre. Ils devront donc s’aventurer sur ce territoire a priori délaissé par l’ennemi, où ils ne savent finalement pas ce qu’ils vont y trouver, pour rejoindre l’autre front allié et annuler l’offensive. Le compte à rebours est lancé, et le rythme haletant du film aussi. La caméra ne cessera pas de suivre pas à pas, enjambées sur enjambées, les deux hommes qui quittent les tranchées pour traverser les grandes étendues du nord de la France, où l’horizon semble infini. Comme en témoigne le chef opérateur Roger Deakins, Sam Mendes avait stipulé sur le scénario, avant toute lecture, qu’il était élaboré comme un unique plan. Autant dire que le challenge était annoncé avant même la découverte de l’histoire et qu’il était déjà primordial d’entrevoir les prémisses d’une démarche technique pour aborder de plein fouet la morphologie du film. La volonté première du metteur en scène était de provoquer le fantasme d’assister à un plan-séquence de deux heures où le spectateur s’immergerait in extenso dans l’effroyable expérience de Blake et Shofield. Avec une sensation de la vivre en temps réel. 

L’agitation et le trouble règnent dans « 1917 », où la caméra est en perpétuel mouvement, nous donnant la sensation d’évoluer d’une traite, sans arrêt de moteur, et cela grâce aux raccords invisibles élaborés par l’équipe technique. Comme l’explique Sam Mendes : « l’absence de montage fait que vous vous sentez pris au piège dans ce voyage avec eux. Vous ne pouvez pas vous échapper » (LCI). Ce sentiment de se sentir prisonnier pour le spectateur était au cœur de la recherche sensorielle du réalisateur, pour que nous expérimentions intrinsèquement chaque minute avec une sensation de réalité pure, en partageant le moindre souffle de Blake et Shofield. Et cela sans possibilité de s’exclure de cet accompagnement où l’on appréhende ce qui les attend, ce qui nous attend, sous tension permanente.

Nous pouvons tout de même discerner deux parties dans le film, l’une allant du crépuscule jusqu’à la nuit, et l’autre de cette même nuit jusqu’à l’aube. Cet unique raccord visible, au noir, est comme un moment suspendu du temps dont nous ignorons la durée, sinon qu’il permet de passer une partie de la nuit. Shofield lui-même semble être dans cette ignorance. 

Face à un tel défi, le travail de préparation dura de longs mois, avec une précision exceptionnelle. Après avoir échafaudé le story-board, Sam Mendes, Roger Deakins et leur équipe ont répété intensément les différentes scènes avec les acteurs principaux, allant quelquefois sur les lieux de décor sélectionnés pour le tournage. Ces répétitions ont donc eu lieu en amont de la construction des décors, puisqu’il fallait d’abord évaluer leur envergure, leurs proportions. Et cela dépendait des mouvements et déplacements des comédiens, du rythme corporel. R. Deakins l’explique dans son témoignage pour AFC : « Cette étape cruciale nous a permis d’élaborer une carte extrêmement précise de la progression de Shofield et Blake, et valider peu à peu le choix des cadres, de rythme ou de technique qu’on devait faire sur chaque décor. Le timing entre la position de caméra et le jeu des comédiens était au cœur de ces répétitions, puisque tout allait être ensuite exploité en longs plans-séquences. Le tout permettant ensuite à Dennis Gassner, le directeur artistique, de construire littéralement les décors sur mesure pour coller exactement à la chorégraphie. » Ne voulant pas utiliser de montage, cette orchestration était nécessaire avant même que le tournage ne commence.

Le choix des lieux sélectionnés pour le tournage se dirigea sur la Grande-Bretagne. Sam Mendes s’est bien évidemment rendu en France afin de découvrir et visiter les tranchées de la 1ère Guerre Mondiale, mais il n’était pas possible d’y tourner. La plupart de ces sites sont classés et restent des lieux de recueillement et de commémoration. Ils sont de surcroît encore imprégnés dans leur cœur, dans cette terre bafouée, d’obus et vestiges. L’équipe chercha donc de vastes territoires intacts, sans la moindre marque, sans destructions possible de traces anciennes. Il était seulement nécessaire que ces terres aient un fort degré d’analogie avec les lieux français empreints d’histoire. Comme le précise Sam Mendes dans « Le Point », « avec la même ligne d’horizon qu’au nord de la France, sous une vaste voûte céleste. » 

« 1917 » fut essentiellement tourné sur de grandes étendues du sud-ouest du Royaume Uni, ainsi que sur des terrains d’aviation près de Londres, ou encore dans les extérieurs des grands studios de Shepperton, où le village en ruine d’Ecoust fut reconstruit. Quant à la séquence du pont démoli, elle se tourna en Ecosse. 

Au niveau du choix des comédiens, le réalisateur chercha deux figures quelque peu inconnues, pour que nous ne les associions pas à d’autres rôles, à d’autres films. Afin d’avoir cette sensation d’être en présence de deux individus parmi des millions, le hasard et le destin étant la principale donne face à cette guerre meurtrière. Sam Mendes témoigne sur France Inter : « Pour Shofield (Georges MacKay), je voulais quelqu’un qui soit très anglais, très british, très flegmatique, très digne, quelqu’un qui ne s’exprime pas beaucoup, représentatif de la bourgeoisie, de la classe moyenne, bien élevé. Pour Blake (Dean-Charles Chapman), je voulais quelqu’un de bavard, de plus vivant, d’une classe sociale plus modeste, plus jeune, avec moins d’expérience. La guerre peut mettre en présence des gens qui ne se rencontreraient jamais dans le civil. De cette façon je voulais créer ce couple dysfonctionnel : deux hommes qui s’aiment bien sans trop savoir pourquoi, une amitié un peu inexpliquée. »

Georges MacKay et Dean-Charles Chapman se sont lancés sans commune mesure dans ce défi incroyable, où la caméra refusait toute limite, oscillant d’un point de vue subjectif, en adoptant le regard d’un des personnages, à un point de vue objectif, sans la moindre couture visible. De même, le cadre tanguait d’un plan rapproché à un plan plus large. L’invisibilité de l’équipe technique était indispensable. Sam Mendes raconte dans « Le Point » que sur un tournage à 360° : « il n’y a nulle part où se mettre sauf juste derrière la caméra, ce qui signifie deux ou trois personnes maxi : le preneur de son, le cadreur et c’est tout. (…) Parfois les acteurs ignoraient où était la caméra. Ils ne la voyaient pas. Quand je disais « Coupez ! », je devais parfois parcourir 800 m pour rejoindre les acteurs. C’était lent et laborieux, mais ça permettait de réellement laisser les acteurs errer dans un paysage intact. Je voulais qu’ils vivent l’expérience autant qu’ils la jouent. Dans ce sens, c’était un plus qu’ils ne voient pas l’équipe. » Pour cela, les comédiens devaient assimiler avec justesse le trajet à effectuer pour la séquence, en l’intégrant au niveau technique, sachant que des incidents inopinés pouvaient surgir à tout moment. Ce mixage de contrôle et virtuosité techniques avec une nécessité de spontanéité chez les acteurs requiert d’un tour de force.

Sam Mendes ne veut pas révéler le nombre réel de séquences que comporte « 1917 ». Comme il le dit sur Europe 1, « Je n’avais aucune échappatoire, je ne pouvais rien couper a posteriori, je ne pouvais pas couper une réplique, je ne pouvais pas modifier l’allure, le tempo d’une scène. » Il précise sur France Inter : « Pendant une prise, par exemple : un plan séquence de 10 minutes, et bien au bout de la 9ème minute, alors que tout allait bien, sans problème, PAF ! le cadreur trébuche, ou un bébé se met à pleurer, un accessoire se casse et là, il y a tout à refaire ! Et on ne peut plus rien utiliser des 9 premières minutes, même si elles étaient absolument parfaites. C’était tout ou rien. Il fallait recommencer à zéro et ça devenait pervers parce que les acteurs repensaient à la scène précédente. Il fallait parfois 5 prises avant de revenir à la spontanéité. »

De nombreux obstacles se sont donc immiscés sur le tournage, et cela dès le début (les séquences ont été réalisées dans l’ordre), comme par exemple la boue qui faisait tomber le cadreur. Et bien évidemment, du fait que le film fut tourné en extérieurs, la météo fut parfois un élément perturbateur fort capricieux. C’est le directeur de la photographie Roger Deakins qui fut le chef d’orchestre de la lumière. Il fut de surcroît opérateur, comme il aime le faire sur tous ses tournages. Sur cet opus, il faisait le cadre avec des caméras télécommandées. Et travaillait à l’unisson avec P. Cavaciuti, l’opérateur de la steadicam, et son équipe. R. Deakins avait déjà travaillé plusieurs fois avec Sam Mendes, mais aussi de manière récurrente aux côtés des frères Cohen (dont il accompagna maintes réalisations) et Denis Villeneuve. Ce sont trois réalisateurs qu’il connaît bien artistiquement. 

Le tournage de « 1917 » dura 65 jours, presque essentiellement en extérieur. Sachant que les deux protagonistes circulent continuellement, les décors changent avec une célérité hallucinante, ce qui fut complexe en matière de gestion de la lumière. R. Deakins explique qu’il était préférable d’opérer les captations dans la seconde partie de l’après-midi, en fonction de la présence des nuages. Car il était avéré que « 1917 » se tournerait sous un ciel nuageux : c’était indispensable pour raccorder les plans entre eux. Le soleil était l’ennemi et aurait rendu ces raccords de plans quasiment irréalisables. Car ces coupes de plans devaient impérativement demeurer invisibles. C’était le principe de départ. Roger Deakins nous raconte dans un entretien avec « Positif » qu’« il suffit de placer une coupe dans un panoramique, sur le dos d’un comédien (…) La plupart de ces coupes sont réalisées de manière simple. Nous avions un moniteur sur le plateau et nous pouvions revenir en arrière et nous assurer que cela fonctionnait. A d’autres moments, nous utilisions le morphing pour aller de la position A d’un personnage à la position B. Parfois le fond n’était pas tout à fait le même et il fallait intervenir dessus. Avec la technologie informatique, c’est assez facile aujourd’hui. » Le directeur de la photographie affirme qu’il n’aurait pas pu faire ce film avec de la pellicule : « le métrage aurait été limité et les caméras auraient été trop lourdes. » Il préfère désormais utiliser le numérique, ayant davantage de possibilités pour créer l’image exacte qu’il imagine. Quant à l’ergonomie du système de caméra, elle est à ses yeux essentielle. Il explique sur « AFC » que 95% de « 1917 » a été tourné avec un 40 mm ARRI Signature Prime. Sur une interview ARRI (« The immersive camera movement of 1917 »), il avoue : « j’adore le format LF, car vous pouvez filmer un gros plan avec un 40 mm sans la distorsion d’un 35 ou 32 mm ». Il ajoute : « je voulais un objectif qui me permette de faire un plan large, ainsi qu’un gros plan plus intime. Sa profondeur de champ et le ressenti de l’image sont très équilibrés. » Quant à ses choix esthétiques en qualité d’éclairage, il explique : « j’aime la lumière naturelle et les sources dans le champ. Souvent je filme des objets très lumineux, comme une source très ponctuelle. »

La caméra ARRI Trinity fut aussi utilisée sur « 1917 », pour la stabilité de son rendu d’image, et parce qu’elle touche à la perfection en matière de déplacements verticaux. Le résultat est d’une fluidité étonnante. 

Roger Deakins a finalement cadré près de 60% de « 1917 ». Il ne faut pas oublier que de nombreuses prises de vue ont été réalisées à l’aide d’une tête télécommandée disposée sur une grue. Le travail fut colossal, surtout qu’en fonction du postulat de départ énoncé par Sam Mendes, il fut souvent nécessaire de tourner une vingtaine de prises par scène, voire une quarantaine pour certaines scènes. Ce tournage titanesque se révèle techniquement incroyable. Il fut de surcroît une aventure phénoménale pour toute l’équipe, voire une épreuve que l’on aurait pu imaginer insurmontable. Mais le défi fut relevé et le résultat époustouflant. 

Sam Mendes qui écoutait avidement les récits de son grand-père Alfred, lui rend hommage à travers ce film. Lorsqu’il évoque les histoires qu’il lui racontait, il confie : « toutes évoquaient le sort, la chance, le hasard, la ligne ténue le séparant de ceux qui s’en tiraient et de ceux qui mouraient » (Le Point). C’est à tous ces anonymes, dont son grand-père, que le cinéaste a avant tout désiré rendre hommage. Afin que l’on ressente la peur, le désarroi, le coup du sort, la veine ou la déveine, la détermination, l’imprévu, le risque, la douleur, l’espoir…  

 

Date de sortie: 12/2019 UK et US - Réalisé par Sam Mendes - Scénario : Sam Mendes, Krysty Wilson-Cairns - Directeur de la photographie : Roger Deakins - Chef décorateur : Dennis Gassner - Production : Neal Street Productions, Reliance Entertainment, Amblin Entertainment, Dream Works Pictures, New Republic Pictures - Distribution : Universal Pictures 

LES MISERABLES de Ladj Ly (1/2)

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Le premier long métrage fictionnel de Ladj Ly, « Les misérables », s’apparente à une secousse sismique émotionnellement bouleversante qui heurte la bienséance d’une conduite sociale à la lisière du chaos.

 

La préciosité de ce film tient avant tout à la modération subtile dont les scénaristes ont fait preuve pour raconter une histoire dont le sujet est particulièrement complexe et brûlant.  Nul cliché n’envahit la narration. Le réalisateur nous entraîne et nous guide dans une cité de banlieue, lors d’une chaude journée estivale marquée par le bonheur d’avoir remporté la veille la Coupe du monde de football. 

Ladj Ly est un enfant des Bosquets. Il vit toujours dans cette cité de Montfermeil qu’il a filmée tout au long de ces vingt dernières années. Sont ainsi nés plusieurs documentaires et un court métrage de fiction, « Les misérables », préambule de cet opus qu’il nous présente aujourd’hui. Ladj Ly fut lui-même, dans sa jeunesse, le cauchemar de la police pour la simple raison qu’il promenait sa caméra dans le quartier pour témoigner du quotidien de la cité. C’est alors qu’il enregistra des images où un enfant menotté était frappé par des policiers. S’ensuivit une intimation à se présenter au commissariat, où il dut montrer la vidéo. Des menaces furent proférées, mais il n’hésita pas à livrer une copie à Rue 89 qui la diffusa, ce qui provoqua une réaction de la presse, suivie de l’intervention de l’IGS. Cet évènement est à la base de l’écriture des « Misérables », où la petite caméra est remplacée par un drone que le jeune Buzz (joué par le propre fils du réalisateur, Al-Hassan Ly) utilise avidement dans son quartier. Jusqu’à ce que ce garçon timide filme une bavure policière où un enfant, prénommé Issa (Issa Perica), prend en pleine figure un tir de flashball. 

Mais le film ne commence pas du tout par cette bavure. Ce qui est passionnant, c’est qu’auparavant, et cela durant une quarantaine de minutes, le cinéaste nous présente sa cité, la manière dont elle est structurée, tant spatialement que socialement. Il nous fait découvrir tous les rapports de force entretenus par les acteurs qui la régissent, c’est-à-dire les flics, les religieux, les politiques (uniquement représentés par un maire pour le moins atypique qui suscite un réel questionnement), ceux qui commercent… et au milieu de tous ces individus, les enfants s’amusent entre eux, jouant à l’extérieur par cette journée bouillonnante.

Cette présentation de la cité, nous la percevons à travers le regard de Pento (Damien Bonnard) qui tout comme le spectateur découvre les lieux puisque ce normand vient d’être muté au sein du commissariat du quartier. Aux côtés de ses deux partenaires de la BAC, Chris (Alexis Manenti) et Gwada (Djebril Zonga), il arpente la cité avec un œil vierge, et se retrouve face à une microsociété régie par les relations intenses de toutes ces factions (la police y compris) qui ont appris à faire des concessions, afin que chacun garde une présence et un statut réel. Et cela de manière à assurer une quiétude sociale. C’est donc à travers le point de vue des policiers que Ladj Ly présente cette cité qui lui tient à cœur, et où il réside encore. Loin des poncifs de notre vision parfois caricaturale des banlieues, nous ne sommes pas noyés par des images où drogues et armes à feu sont à chaque coin de rue. Malgré la démission, voire la désertion des pouvoirs publics, Ladj Ly nous présente un quartier où les forces en présence ont su s’accorder, non sans complexités, mais il explique que c’est par la parole que ces différents groupes co-existent, même s’ils ne s’apprécient aucunement. Ce n’est cependant pas pour autant que les enfants se complaisent dans cette ambiance où les intérêts de chaque faction prédominent. Les intentions ne sont pas toujours louables, et les sentiments des enfants en sont déchirés. Le message du film, c’est bien par l’intermédiaire de la vision des enfants qu’il est percutant. Car ce sont eux qui feront le monde de demain. Et peut-être ont-ils envie de crier « halte » à toute cette fourberie. D’ailleurs la colère des jeunes de la cité ne sera pas seulement axée vers les policiers, mais aussi en direction des différents organes de pouvoir de leur propre quartier, du moins de ceux qui pensent uniquement à leurs intérêts personnels. 

L’écriture des « Misérables » a été élaborée à trois mains : celles de Ladj Ly, d’Alexis Manenti (qui joue Chris dans le film) et du scénariste Giordano Gederlini. C’est un film qui est sur la corde raide : les tensions sont palpables. Nous ressentons malgré tout la volonté de maintenir une vision non manichéenne. L’équilibre et la nuance sont de réels faits d’arme dans la construction des « Misérables », ce qui en fait sa grande force. Tous les personnages vivent dans les mêmes conditions : l’infortune et la misère touchent tout le monde dans ces quartiers, que ce soient les familles ou les policiers. Ils ont ce point commun qu’ils vivent tous avec des galères similaires. Et personne n’a l’apanage d’un héros. Les flics de la BAC, eux, n’ont ni un statut d’«ordure », ni une apparence angélique et irréprochable. Les mots d’Alexis Manenti, recueillis par les « Cahiers du cinéma » (numéro 760), témoignent de l’exigence des scénaristes de montrer une véracité sans indulgence, ni accablement. Juste être proche de tous ces citoyens qui se côtoient quotidiennement et doivent apprendre à garder un certain équilibre pour ne pas sombrer. Au sujet de l’écriture, il explique : « c’est un film qui est tellement tendu, et tenu politiquement, que le moindre détail pouvait en changer le sens. On se demandait si on ne donnait pas à manger à ceux que l’on combat, ou si l’on n’était pas dans un confort partisan. Les producteurs, Toufik Ayadi et Christophe Barral, prenaient part aux discussions, c’était intense.» Et l’intensité qui émane de cette réflexion sur la construction du film, elle retentit avec force dans cette histoire qui nous paraît presque irréelle alors qu’elle se base sur des évènements réels. 

Tout va basculer avec la disparition du lionceau. Celui-ci appartient au cirque des gitans venus s’installer pour quelques représentations. Le vol de ce jeune animal sauvage à la communauté gitane a vraiment eu lieu. C’est un ami de Ladj Ly qui en est l’auteur. A l’époque l’affaire ne passa évidemment pas inaperçue dans la cité, provoquant la colère des propriétaires et la panique de la police. Dans « Les misérables », c’est Issa qui détient le lionceau. Cette situation va engendrer un déferlement de réactions de la part de chaque groupe évoluant dans la cité. Leur but est de rendre l’animal aux propriétaires en furie afin que chacun retrouve sa place dans la cité, et surtout ses intérêts, cela en évitant le chaos. Le petit, aux mains des policiers, va recevoir un tir de flashball en pleine figure, bavure alors filmée par Buzz, jeune détenteur d’un drone qu’il utilise pour observer son quartier. Et c’est l’enregistrement de cet acte effroyable qui va propager une déferlante de violence immaîtrisable. Car le premier souci du policier qui prend les choses en main est de récupérer la vidéo, ne se préoccupant nullement du sort d’Issa qui est trimballé dans la voiture de police, blessé et horrifié. Seul Pento est inquiet pour l’enfant, mais ne sait pas s’imposer en tant que bleu fraîchement arrivé au milieu d’un monde qu’il ne cerne pas.  

La vidéo devient alors l’instrument de lutte pour combattre l’infamie. Mais le point de non-retour, il est caractérisé par une séquence glaciale : l’avanie subie par Issa dans la cage du lion. Ce traitement humiliant et insoutenable éveille en lui une rage qui le transmue viscéralement. Cette absence d’humanité à l’égard d’Issa va faire de lui un insoumis, d’une force incroyable, menant à une insurrection sans précédent. La sédition surgit alors pour renverser tous les pouvoirs en place qui ne se préoccupent que d’eux-mêmes, et non de la jeunesse, avenir de demain.

 

Le thème majeur des « Misérables » demeure l’enfance, comme le voulait Ladj Ly. Les jeunes sont au centre du film. Le cinéaste désirait montrer dans quel univers ils grandissent et évoluent, au sein de ces cités de banlieue, mais aussi comment se comportent les forces en place par rapport à eux. La mise en exergue des mots de Victor Hugo résonne parfaitement à travers ce film : « il n’y a ni mauvaise herbe, ni mauvais homme, il n’y a que des mauvais cultivateurs. » Et tant que les pouvoirs publics seront aussi peu présents, la situation s’embourbera. Tout le monde continuera à s’arranger avec ses petites affaires. Résultat : la situation est à couteaux tirés. La sonnette d’alarme, ce sont les enfants qui la tirent : le malaise que nous ressentons en tant que spectateur est alors effroyable. La collusion entre les jeunes est l’instigatrice d’une tension qui monte crescendo jusqu’à ce qu’elle atteigne une apothéose de colère et de violence. L’expression des visages des enfants est angoissante, leur regard devient insoutenable. Le cinéaste nous met ici face à nos propres questionnements, par l’intermédiaire d’une scène finale qu’il a lui-même vue au sein de cette cage d’escalier qui tient lieu de traquenard, d’embûche insidieusement élaborée et réfléchie. Pour Ladj Ly tout n’est pas encore perdu. Il aborde cette séquence finale dans « Les cahiers du cinéma » : « (…) c’est une révolte des enfants. Qui n’est pas seulement contre la police mais contre toute forme d’autorité. Parce qu’ils sont dans une situation désespérée. Comment ne pas les comprendre ? Je finis le film sur un enfant avec un cocktail molotov à la main, mais je montre que le cocktail n’a pas explosé, et tant qu’il n’a pas explosé, il y a un tout petit espoir, il y a encore une porte ouverte. » Ce cri d’alarme nous laisse coi, sous le coup de la terreur et de l’émotion. Mais que donnons-nous à cette jeunesse vilipendée et délaissée ?  

 

Date de sortie : 20/11/2019 – Réalisé par Ladj Ly – Scénario : Giordano Gederlini, Ladj Ly, Alexis Manenti – Directeur de la photographie : Julien Poupard – Production : Srab Films – Coproduction : Rectangle Productions et Lyly Films – Distribution : Le Pacte (France), Wild Bunch (International)

LES MISERABLES de Ladj Ly (2/2)

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« Les misérables »ne fut pas aisé à financer. Le cinéaste le tourna finalement avec un budget de 1,4 millions. Ce qui fut salvateur, malgré ces faibles moyens financiers, c’est que Ladj Ly tourna dans son quartier, là où il est connu et apprécié de tous. Conséquence : une aide de ses concitoyens qui l’accueillirent avec fierté.

Il filma de surcroît au côté d’une équipe technique réduite, avec une grande liberté de tournage au sein de la cité : « on tournait à deux caméras, vu qu’on avait peu d’argent, et on laissait entrer la vie dans le champ » («Cahiers du cinéma »).  Les habitants pouvaient passer dans l’axe de la caméra sans qu’il y ait une décision de couper. L’ambiance réelle du quartier ressurgit donc à l’image. Nous retrouvons là la profondeur du documentariste qu’est Ladj Ly, avec la caméra épaule, animé par le battement de cœur de sa cité. Il filme avec une mobilité qui dynamise les prises de vue, en relation étroite avec la population. Son équipe reprend souvent ses termes lorsqu’ils évoquent ce quartier de Montfermeil : « ici, c’est notre studio à ciel ouvert ». 

Les deux caméras, absolument immersives, plongent donc entièrement dans l’atmosphère de la cité. La seconde caméra a fini par tourner de manière disparate, à l’instar d’une seconde équipe (pour des prises de vue documentaires, des retakes,…),  comme l’explique le directeur de la photographie Julien Poupard (« CST »). Quant au choix des objectifs, il se fixa sur trois zooms (de focales 15-40 mm ; 28-76 mm et 45-120 mm). J. Poupard opta aussi pour une Arri Master Grips qui possède «des poignées avec moteur de zoom intégré », comme il le décrit lui-même. Il justifie cette décision dans une interview AFC : « en effet je voulais pouvoir effectuer des zooms sentis.(…) Grâce au zoom et à ce moteur je pouvais me déplacer et zoomer pendant la prise. C’était aussi l’idée d’avoir une caméra en immersion, chercher un moyen d’humaniser la caméra, le regard. Le zoom à l’épaule permet de plonger le spectateur dans l’action. On est obligé de penser le plan en termes de champ et d’axe, comme un regard qui guide le spectateur. Pour un maximum de mobilité et de réactivité, il fallait une équipe légère, c’était la clef pour intégrer notre histoire dans l’environnement de la cité. » Cependant le film n’est pas intégralement tourné à l’épaule. Certaines scènes sont en plans fixes, ou plus orchestrées (à l’aide d’une steadicam), même si elles sont rares. Il est intéressant de signaler les deux références cinématographiques que Ladj Ly a indiqué à J. Poupard : « Bloody Sunday » de Paul Greengrass, pour l’utilisation d’une caméra en mouvement, « très vivante » (CST). Et « Detroit » de Kathryn Bigelow, pour sa caméra qu’il qualifie d’humaine. 

Quant aux rushes, ils furent innombrables. Alexis Manenti explique que Ladj Ly multipliait les prises. Même si au départ les prises de vue respectaient le scénario de base, la scène était ensuite tournée de manière différente, ce qui a fourni un choix considérable au montage. Flora Volpelière, monteuse image, le confirme (interview CST) : « il y avait énormément de matière sur le film donc la digestion de cette matière fournie par le tournage pour nous au montage faisait que, même si on a commencé en parallèle, en fait très très vite les temporalités se sont totalement divisées entre le tournage et la post-production.» Mais elle atteste que tous ces rushes possédaient intrinsèquement un rythme, dû entre autres à l’utilisation des zooms qui infusaient une telle énergie dans le mouvement que ces plans ne nécessitaient quelquefois que peu de coupures. Cependant, Julien Poupard explique qu’ils faisaient beaucoup de plans séquences, où les scènes étaient filmées dans leur globalité, ce qui rendit le montage bien complexe.     

Pour ce qui est de l’étalonnage, le choix de la colorimétrie prit catégoriquement une autre direction, comme en atteste le directeur de la photographie : «nous étions partis vers une image plutôt froide, très contraste et avec beaucoup de grain(…). Mais ça ne marchait pas, ça ramenait une sorte de noirceur alors qu’on voulait que cette cité soit chaleureuse. On est allé à l’inverse vers une image plus chaude, plus douce.» (AFC)

 

Date de sortie : 20/11/2019 – Réalisé par Ladj Ly – Scénario : Giordano Gederlini, Ladj Ly, Alexis Manenti – Directeur de la photographie : Julien Poupard – Production : Srab Films – Coproduction : Rectangle Productions et Lyly Films – Distribution : Le Pacte (France), Wild Bunch (International)

SORRY WE MISSED YOU de Ken Loach

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Le cinéaste britannique Ken Loach, du haut de ses 83 ans, se révèle toujours aussi combattif dans sa lutte contre le néolibéralisme qu’il blâme avec virulence dans son dernier opus « Sorry we missed you ».

Il y critique avec sévérité le délitement progressif du système social en Grande Bretagne, mettant de nouveau en exergue les inacceptables conséquences qui incombent à la classe ouvrière, aux plus démunis, dont la précarité augmente inexorablement. Avec en ricochet une fragilité ascendante d’une solidarité qui primait tant dans le cinéma loachien et qui subit ici une triste claque face aux conséquences engendrées par la montée de ce que l’on nomme l’«ubérisation du travail ». La noirceur s’immisce dans son cinéma avec effroi. L’éternel optimiste, qui a toujours inséré, malgré toutes les difficultés, une entraide et des moments de vie drôles et fraternels, a du mal à cacher son désarroi. Nous l’avions déjà remarqué dans son précédent film, « Moi, Daniel Blake », où les droits aux prestations sociales étaient au centre d’un imbroglio abscons et honteux. Dans « Sorry we missed you », Ken Loach et son scénariste Paul Laverty expliquent l’engrenage de l’ubérisation dans le marché du travail pour ces salariés qui décident de devenir autoentrepreneur et qui se retrouvent face à une précarisation des statuts impitoyable. 

Au centre de ce film, se débattent un couple et leurs deux enfants. Le père, Ricky (Kris Hitchen), est totalement dans la mine et joue son va-tout en se mettant à son compte au sein d’une société de livraison à domicile, qui sous-traite à des chauffeurs décidant de devenir indépendants mais n’imaginant pas à quel point le système qu’ils intègrent est diabolique. 

Nouveau livreur à son compte, Ricky se retrouve ainsi très vite asservi par des journées harassantes et interminables, filoché par un boîtier électronique qui épie tous ses mouvements et homologue toutes ses livraisons à la minute près, ne le laissant plus respirer. Quant à son épouse, Abbie (Debbie Honeywood), elle se plie en quatre pour enchaîner ses visites aux domiciles d’individus ayant besoin d’une aide à la personne. Le rythme est saccadé, éprouvant, alors même qu’elle se démène pour qu’il règne un maximum de décence et d’humanité. Face à cette situation qui les engloutit à grands pas, l’épanouissement familial s’assombrit, laissant s’immiscer une triste détérioration des relations dans le couple et, par conséquent, avec les enfants. 

Dans un entretien accordé à France Inter, le cinéaste explique la mécanique de la descente aux enfers de son personnage Ricky et, par là-même, de tous ces travailleurs motivés qui tombent dans le même piège : « leurs employeurs ne payent aucune taxe, il n’y a pas de congés maladie, ils doivent être propriétaires de leur propre véhicule. Si jamais ils sont trop malades pour travailler, non seulement ils ne reçoivent pas de compensation, mais ils doivent eux-mêmes payer quelqu’un d’autre pour faire le travail qu’ils ne peuvent pas faire, donc toute la responsabilité est mise sur les épaules des travailleurs. Et si quelque chose se passe mal, ils se mettent dans une situation de dettes et ils deviennent eux-mêmes encore plus exploités par le système (…) il n’y a plus d’idée de société. Tout le monde se bat pour lui-même, tout le monde est en compétition. Et ça a commencé, ce système-là, sous Thatcher. Et ça n’a fait que progresser jusqu’à aujourd’hui. »

Ken Loach est plus que jamais un haut militant en croisade contre la fragilisation des travailleurs, l’instabilité et la précarité qu’ils endurent et encaissent inlassablement. La pauvreté s’installe durablement, même lorsque les gens ont un emploi. C’est donc bien d’une bataille à laquelle le cinéaste et son scénariste se livrent. « Je crois qu’un film, comme une chanson ou un roman, peut provoquer des prises de conscience. Ce qui est évident, par contre, c’est que cela n’influencera jamais la manière d’agir du gouvernement, qui utilise encore la faim comme une arme », témoigne Paul Laverty (« Le temps »). Ce à quoi Ken Loach ajoute : « La politique de droite de notre gouvernement ne changera pas vu qu’elle n’intègre pas la défense des ouvriers. Par contre on peut aider à la construction et au renforcement d’une vraie opposition. »

Les deux hommes appellent donc à une résistance de la classe ouvrière. Pour eux elle a malgré tout une certaine influence, surtout que la Grande Bretagne reste un des rares pays européens où le deuxième mouvement politique opposant est de gauche. Ken Loach a pour espoir qu’il existe enfin une vaste gauche européenne. C’est donc avec cette vision activiste que le cinéaste et son scénariste ont écrit et élaboré ce film, en décrivant précisément l’engrenage nocif dans lequel plonge Ricky. Les arguments sont précis, accablants, et étayent tragiquement ce processus carnassier. Ken Loach s’évertue d’ailleurs à estomper les marques manifestes de mise en scène pour en extraire perceptiblement les procédés techniques. Comme il l’explique dans « Le temps », « il faut permettre au spectateur d’être directement connecté à ce qui se passe à l’écran. Pour ce faire, on tourne sans que les acteurs sachent ce qui va arriver ensuite. Ils reçoivent les indications au jour le jour afin d’être surpris. L’écriture de Paul est extrêmement précise (…) mais lorsque les acteurs le reçoivent, ils peuvent changer les dialogues, ajouter quelque chose de personnel, parce qu’à la fin le film doit sembler spontané. »

Quant au choix de la pellicule, il a choisi avec le directeur de la photographie Robbie Ryan d’utiliser le Super 16 mm. Lors d’une interview pour AFC, Ken Loach justifie ce choix : « Je n’ai jamais été tenté d’entrer dans le monde numérique. La pellicule est d’une qualité totalement différente. Je trouve qu’elle a plus de profondeur, de richesse et de nuances. Elle a aussi une certaine fragilité. Vous n’avez pas cette netteté de détail systématique de chaque image comme en numérique. Et de ce fait, l’image argentique peut aussi être plus ambiguë, énigmatique et intrigante. Pour le dire plus simplement, la pellicule est un meilleur medium de narration. » En matière de lumière, le cinéaste privilégie la lumière naturelle, recherchant au maximum une représentation filmique fidèle à une forme naturaliste. Ce qui ravit le directeur de la photographie Robbie Ryan qui aime véritablement les prises de vue en 16 mm. Pour lui, la plurivalence de ce format argentique s’adapte complètement à l’exiguïté de certains décors, comme dans la camionnette de Ricky. Il trouve de surcroît que son rendu distinct est épatant, et cela dès la vision des rushes, « contrairement au numérique, où vous devez recréer un rendu d’aspect « film » avec l’éclairage, l’exposition et les LUTs (…) La manière dont le film gère les hautes lumières et équilibre les couleurs et les contrastes est magnifique. En outre la texture et le grain innés du 16 mm ont un caractère unique, que vous n’obtenez pas avec le numérique. » (Robbie Ryan, « AFC »)

« Sorry we missed you » est un grand film, fracassant, interrogatif, émouvant, mettant en exergue une colère légitime que l’on ne veut pas vaine. La petite famille de Newcastle en prend plein la figure, subit toutes les conséquences de cette instabilité destructrice, jusque dans son foyer où l’on observe un désarroi et un effritement des relations personnelles et familiales, malgré un réel amour entre chacun d’entre eux.

Le film est déchirant, tragique, servi par des acteurs non-professionnels, ou récemment pro. Debbie Honeywood et Kris Hitchen en sont les magnifiques représentants. L. Rigoulet a rencontré D. Honeywood pour « Télérama » : « Elle s’emporte facilement, se laisse gagner par des accès de colère ou de larmes. Sur le tournage, Loach la retenait dans ses élans. Debbie n’avait jamais fait l’actrice avant. Elle passait d’un boulot à l’autre, souvent dans l’aide sociale. Traversait aussi des périodes sans rien. Rien de rien. » Cette femme révoltée est extraordinaire dans son rôle d’Abbie. Elle réside toujours à Newcastle, a un débit issu de ces quartiers populaires, mais aussi l’affectivité et le courroux qui découlent d’années de lutte pour y survivre. Elle reste dans le combat. 

Kris Hitchen, lui, est plombier et connaît aussi ces situations épouvantables. Il témoigne : «Ne rien avoir à manger, dormir dans sa voiture, on sait ce que c’est. On n’aura pas à aller chercher loin pour savoir le vivre à l’écran. » (« Télérama » 3641) Quant à la situation des ouvriers, il en parle ainsi : « Les travailleurs sont esseulés. A la merci de ceux qui les emploient. Nos revendications ne sont plus entendues par personne. Le monde du travail est atomisé, sans organisation. La classe ouvrière est aussi divisée que le pays. »

Le discours est tranchant, comme celui du cinéaste Ken Loach, qui transmet avec justesse la violence existentielle dans laquelle le peuple britannique s’enlise. Son regard est noir, mais le militant est toujours là, debout, face à une politique néolibérale qu’il souhaite toujours et encore combattre.      

 

 

Date de sortie : 23/10/2019 en France - Réalisé par Ken Loach - Scénario et dialogues : Paul Laverty - Directeur de la photographie : Robbie Ryan - Production : Why Not Productions, Sixteen Films, France 2 Cinéma, Les films du Fleuve, British Film Institute, BBC Films - Distribution : Wild Bunch, en France : Le Pacte

 

 

PORTRAIT D'UNE JEUNE FILLE EN FEU de Céline Sciamma

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Après un triptyque dévoué à la juvénilité, la réalisatrice Céline Sciamma s’est plongée dans le psychisme de jeunes femmes dont l’état affectif et émotionnel habite chaque image avec somptuosité. 

Le film se situe en 1770 et évoque le souvenir d’une liaison amoureuse intense entre une jeune peintre prénommée Marianne (Noémie Merlant) et Héloïse (Adèle Haenel), récemment sortie du couvent pour épouser un milanais fortuné à la place de sa sœur décédée prématurément. 

L’histoire se déroule sur une île bretonne, dans l’immense demeure de la mère d’’Héloïse. Elle a fait appel à Marianne pour peindre le portrait de sa fille, élément nécessaire à fournir au futur mari pour que l’union soit possible et définitive. Mais Héloïse a déjà épuisé plusieurs artistes et rejette toujours l’idée de poser. Sa mère lui présente alors Marianne comme une dame de compagnie. Celle-ci devra scruter le visage de la jeune femme afin d’en peindre le portrait la nuit, à l’abri de tous les regards. Mais la relation entre les deux femmes va se révéler et s’intensifier au fur et à mesure qu’elles se découvriront. Se mêlera à la naissance de cette relation une troisième jeune femme, la servante Sophie (Luàna Bajrami), insoumise et sur un pied d’égalité avec les deux autres demoiselles. 

La tension dramaturgique est infiniment centrée sur le regard, sur l’immensité des possibles due aux regards de chacune des protagonistes, au regard de l’artiste, au regard de la metteuse en scène. S’observer les unes les autres. Contempler, dévisager, scruter… mais aussi être considérée. Que les yeux de l’autre se posent sur vous. Mais la réalisatrice va plus loin dans sa recherche. Elle évoque une politique du regard : « Le film est un manifeste du female gaze et il interroge notre regard à nous spectateurs et aussi notre culture du regard. » ( Le mag du ciné )

La cinéaste raconte une grande aventure amoureuse où l’égalité est prégnante, où les sentiments sont à la base d’une émancipation mais aussi d’un affranchissement de toute contrainte masculine (la présence d’un homme dans le film est quasi nulle), afin de mettre en exergue une narration féminine, sans que le regard masculin ne vienne s’y poser. Ce moment de vie est exempt de la moindre emprise, qu’elle soit masculine ou féminine, puisque les trois jeunes femmes se transcendent dans le partage, dans l’estime de soi et de l’autre, et vivent à travers une sororité qui refuse toute influence de genre, de classe sociale ou même de supériorité intellectuelle. Céline Sciamma a voulu retranscrire un équilibre libérateur au sein d’une époque regorgeant de coercitions. Nous sommes en plein XVIIIème siècle. Les femmes doivent obéir aux usages de la société, au patriarcat. Elles dépendent des hommes et doivent nier tout épanouissement personnel. Ici la cinéaste leur offre la possibilité d’une parenthèse apaisante, en ce sens où elles vont se découvrir avec sincérité, sans pression. A propos du personnage d’Héloïse, Adèle Haenel en parle comme d’« un personnage qui a vécu jusque-là sous la contrainte (…) et qui restera empêché toute sa vie, parce que c’est une femme. Mais le temps d’une bulle enchantée, elle va vivre quelque chose d’extraordinaire. » ( Télérama ) La jeune femme va se transformer et atteindre une certaine plénitude grâce au regard de Marianne. Et c’est encore là que la vision de la cinéaste est passionnante. Céline Sciamma nous montre ce que représente le métier de peintre lorsqu’on est une femme qui pratique l’art pictural au XVIIIème siècle. Elles étaient nombreuses à cette époque. Mais nous n’en connaissons que très peu actuellement. La directrice de la photographie, Claire Mathon, et la cinéaste se sont d’abord plongées dans l’histoire de ces artistes peintres (Adélaïde Labille-Guiard, Vigée Le Brun, A. Gentileschi…) et ont revisité les musées. Mais la volonté de Céline Sciamma n’était pas de relater la vie d’une peintre qui a réellement existé. Elle désirait surtout s’attacher à un métier, comme on découvre toute la subtilité d’un artisanat, avec ses gestes, ses difficultés, sa manière d’appréhender son sujet. Elles n’ont donc pas émis de référence précise de la peinture du XVIIIème siècle. Elles ont décidé de collaborer avec une peintre contemporaine et ont porté leur choix sur Hélène Delmaire, qui de surcroît n’est pas plus âgée que Marianne et qui a étudié la peinture classique. C’est elle qui a réalisé toutes les œuvres du film. Comme le confie Claire Mathon : « Nous avons collaboré toutes les trois pour créer ses tableaux et définir leur rendu. Céline tenait à filmer le travail et les gestes du travail en temps réel. » La directrice de la photographie a cherché de quelle manière la lumière permettrait de mettre en valeur les carnations, les matières des vêtements… : « Le rendu des carnations a été primordial dans mon travail. J’ai recherché à la fois de la douceur, pas d’ombres marquées, un rendu un peu satiné et non réaliste qui reste naturel et extrêmement vivant. » (AFC) Avec la maquilleuse Marie Luiset, elles ont analysé le mélange « optique / lumière / filtre / maquillage », et cela en présence des comédiennes et de leurs costumes : « il fallait gommer l’aspect brut et contemporain des visages, tout en gardant la précision et les nuances des couleurs, trouver un rendu de peau qui ramène un peu de l’époque par le biais de sa picturalité (…) nous parlions souvent des visages comme de paysages (…) j’ai eu beaucoup de plaisir à regarder les comédiennes, à capter les moindres variations, à connaître leurs traits et voir comment la lumière et les angles de prises de vues les modifiaient. » (AFC) Claire Mathon a restitué avec subtilité et grâce les nuances de peau et leur rayonnement dans l’union et l’harmonie des corps. Il y réside à la fois de la discrétion et de la sensualité. Céline Sciamma s’est ainsi attachée à nous faire ressentir les moindres troubles et émotions naissantes. Et cela à travers un échange libre et exempt de toute pression extérieure : « Le film ne prend pas le temps de filmer le cadre de la domination qui est une convention… on sait qu’elles sont contraintes mais on les regarde dans tous leurs possibles, on les regarde dans leur puissance et pas du tout dans les endroits d’entrave ou de conflit. On les regarde quasiment de façon insulaire, comme une utopie (…) on est hors du protocole, hors des mondanités (…) et qu’est-ce qui se passe dans la solitude, comment on partage leur intimité. » (C. Sciamma, France Culture) Cette insularité permet l’éclosion de ce partage, de la découverte de la sororité. 

Il n’y a que deux lieux de tournage dans ce film : les extérieurs en Bretagne, où la cinéaste filme les éléments et les paysages sauvages avec force et splendeur, et un château du XVIIIème siècle non rénové se situant en Seine-et-Marne. Ce décor vierge de toute restauration présentait des matières et des tons bruts, anciens, et donc totalement épurés. Ce que le décorateur Thomas Grezaud a pu renforcer.

De nombreuses scènes se passent dans la chambre de Marianne, qui est aussi son atelier. Le choix de cette pièce capitale se situait au premier étage du château avec, comme l’explique la directrice de la photographie, des fenêtres à huit mètres de hauteur côté cour et seize mètres côté douves. Autant dire qu’en matière d’éclairage, la tâche fut ardue. M. Wilhem (chef machino) et E. Giolitti (chef électro) ont avec Claire Mathon décidé d’ériger une immense structure pour faciliter l’élaboration technique des lumières, tout en pouvant aisément varier les éclairages suivant les plans tournés. C’est ainsi qu’ils ont pu travailler la lumière artificielle des différentes scènes intérieures. C. Mathon explique : « Les projecteurs LEDs en DMX, commandés par un iPad, nous permettaient de nous adapter à la météo et à l’évolution de la lumière extérieure (…) j’ai cherché à retrouver du naturel, des accidents dans la lumière, la mémoire de la lumière changeante et vivante du tournage breton, on aimait à penser qu’on avait ramené un peu de sable de Quiberon dans nos poches. » (AFC) Accompagnée par cette harmonie lumineuse, la cinéaste a capté avec fougue et volupté l’immense profondeur du dialogue visuel entre Marianne et Héloïse, la caméra scrutant soigneusement et amoureusement les sensations et les pensées de chacune. Elle nous fait entrer dans leur intimité avec un réel respect de ce qu’elles sont profondément. Le rythme au sein même des plans est d’une maîtrise étonnante, surtout qu’il y a beaucoup de plan-séquences dans ce film. La minutie avec laquelle la cinéaste règle la dynamique et les mouvements de ses comédiennes, le langage de leurs regards, est de l’ordre d’une rigoureuse chorégraphie. Céline Sciamma parle elle-même d’un travail sur la « musicalité érotique » du film. La féminité, la sensualité, la création et l’affranchissement sont au cœur de ce joyau pur empreint de grâce et d’intelligence que la grande cinéaste a insufflé avec passion.  

 

 

Date de sortie : 18/09/2019 - Réalisé par Céline Sciamma - Scénario : Céline Sciamma - Directrice de la photographie : Claire Mathon - Production : Lilies Films - Coproduction : Arte France Cinéma, Hold-Up Films et Productions - Distribution internationale : MK2 Diffusion - Distribution France : Pyramide Distribution 

 

FETE DE FAMILLE de Cédric Kahn

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Une journée festive bien tumultueuse

« Fête de famille » nous plonge dans le tourbillon enivrant de retrouvailles familiales à l’occasion de l’anniversaire de la matriarche de la famille, Andrea (Catherine Deneuve). Une belle journée s’annonce et avec elle, une surprise étourdissante.

Le réalisateur Cédric Kahn présente ses protagonistes en filmant l’arrivée des invités dans l’antre familiale : les deux fils d’Andrea, Romain (Vincent Macaigne) et Vincent (Cédric Kahn), le premier accompagné de sa petite amie du moment, le second de sa femme et ses deux enfants. Andrea et son mari les attendent avec Emma (Luàna Bajrami), adolescente installée à demeure, et son petit ami. Le soleil est au rendez-vous. Jusqu’à un coup de fil déroutant : Claire (Emmanuelle Bercot), la fille aînée d’Andrea (née d’un premier mariage), est de retour et a besoin que l’on vienne la chercher en voiture. Alors que se manifeste cette présence inattendue, des trombes d’eau se déversent précipitamment sur le beau jardin champêtre, bouleversant le déjeuner en herbe qui se préparait. Est-ce le signe d’un chamboulement où le désordre et la discorde vont bientôt s’immiscer ? 

Cédric Kahn désirait faire son « Festen », avec sa singularité propre. Il avoue à la fois affectionner les réunions de famille mais aussi les appréhender : « c’est délicieux et insupportable » (« Le journal des femmes »), dit-il. 

Nous nous définissons tous à travers la famille, que l’on s’y complaise ou pas, que nous la fréquentions ou pas, que nous la détestions ou pas. Les traces affectives et éducatives reçues sont intrinsèquement liées à notre personnalité. Comme le précise le cinéaste, la famille, « on ne la choisit pas tout comme on n’y choisit pas la place qui nous est allouée. Dans le film tout se rejoue comme dans l’enfance. » Cette question de « place » est au centre des relations entre les personnages de « Fête de famille ». Et cette journée particulière retrace les conséquences du retour de l’absente, celle qui n’est plus revenue depuis trois ans : Claire. L’aînée de la fratrie va exhiber les tabous familiaux et les ressentiments de chacun. Elle est le noyau qui met en exergue toutes les tensions, en prenant dès le départ comme point de discorde la vente de cette belle maison où ils sont tous réunis. Car Claire est venue récupérer son héritage, c’est-à-dire l’argent que lui a laissé son père décédé lorsqu’elle était jeune et que sa mère a investi dans cette demeure. Mais le plus terrible c’est que le spectateur découvre une femme blessée, tourmentée, à la fois puissante et fragile, avec des excès de folie qui nous interrogent. Ce qui fait naître un sentiment de gêne et de trouble face à cette attitude tourbillonnante et vertigineuse, qui déferle avec une intensité hallucinante. 

Quant aux deux frères, ils ont des personnalités littéralement opposées qu’ils entretiennent depuis leur enfance. D’un côté le bohème artiste incompris, de l’autre l’homme qui a réussi, sérieux et mesuré. Mais la part belle, le cinéaste la consacre joliment aux femmes : trois générations, avec des natures féminines touchantes, émouvantes. Au côté de Claire, sa mère Andrea qui ne désire qu’une chose : tenter de garder une certaine harmonie durant cette journée tempétueuse, ce qui paraît bien compliqué. Et puis il y a Emma, élevée par ses grands-parents mais fille de Claire. L’adolescente est en colère, perturbée par l’apparition de sa mère. 

Comme au théâtre, l’intrigue se joue dans une unité de lieu et de temps. Avec une prédilection pour une fixité des cadrages lorsque les scènes de groupe se jouent devant le spectateur. C’est le cas pour les scènes de repas où Cédric Kahn utilise le plan séquence : elles sont brillamment orchestrées mais sont le fruit d’un travail conséquent en amont. Comme l’explique le réalisateur sur France Culture : « C’était très écrit, comme une partition, avec une espèce de crescendo ; le défi est qu’on ne sente pas cette écriture à l’image, que tout ait l’air très spontané, organique. C’est vraiment la grâce des acteurs qui permet de rendre vivante une chose extrêmement écrite. » C’est pour cette raison que C. Kahn a pensé que ces scènes n’étaient pas concevables avec de l’improvisation. Il a donc organisé des lectures avec chaque comédien afin qu’ils aient la possibilité de réinterpréter les dialogues, de composer des rectifications en rapport avec leur ressenti. Un acteur comme Vincent Macaigne a greffé ses propres idées dans cette phase de réécriture. Quelquefois les comédiens n’ont presque rien changé. Toute cette préparation a permis aux acteurs d’éprouver une sensation de liberté au cours du tournage : ils avaient déjà en eux leur personnage. Quant aux positions de caméra, elles sont également le fruit d’une préparation intense. Le cinéaste a travaillé en amont avec le chef opérateur Yves Cape, la directrice de production et son assistant, pour faire des répétitions de la globalité du scénario au sein même du décor. Dès le début du tournage, il connaissait déjà ses emplacements de caméra avec précision. Ces plans séquences oscillent naturellement avec des plans en mouvement plus courts mais au bout du compte le cinéaste a tourné en coupant peu, le montage ayant été in fine moins complexe puisque déjà méticuleusement pensé au préalable. Avec pour moteur de dépeindre une famille un peu cinglée mais toutefois allègre, laissant manifester les sensibilités et les excentricités de chaque individualité. Cédric Kahn explique : « Ils ont entre eux des rapports très durs, très cash, se balancent parfois des choses terribles, mais c’est leur façon à eux de s’aimer. Je voulais que ce soit très vivant, très tripal, avec des enfants qui ne se tiennent pas, boivent du vin, grimpent sur les tables, des adultes qui se conduisent comme des enfants, une vraie liberté de ton. » (France Inter) Et cela avec un vrai questionnement sur cette fameuse place que chacun tient au sein d’une famille. Pour le cinéaste son film est « un peu comme une pièce de théâtre où chacun doit jouer son rôle (…) et que les rôles se redistribuent en plus de façon quasi-automatique et on aurait beau vouloir de temps en temps être à côté ou être l’autre, ça ne marche pas. On est très très vite remis à sa place. Il y a le dingue, il y a l’artiste et il y a celui qu’assure qui est joué par moi ; le père qu’a pas le droit au chapitre… c’est très compliqué de changer la donne et je pense que ça participe à la fois du comique et du tragique de la situation. » (Vertigo sur RTS) 

« Fête de famille » est un film où les relations sont houleuses, explosives, viscérales, extravagantes, sensibles et sentimentales, avec une pointe de piquant et un soupçon de folie. Deux chansons y accompagnent les personnages : « L’amour, l’amour, l’amour » de Mouloudji et « Mon amie la rose » de Françoise Hardy qui rappelle tant les vagues à l’âme de Claire…

 

                           On est bien peu de choses 

Et mon amie la rose 

Me l’a dit ce matin

(…) Je me suis épanouie 

Heureuse et amoureuse

Aux rayons du soleil 

Me suis fermée la nuit

Me suis réveillée vieille

                           (…) Et je sens que je tombe

                           Mon cœur est presque nu

                           J’ai le pied dans la tombe

                           Déjà je ne suis plus

                           (…) Et je serai poussière 

Pour toujours demain

                           (…) Moi j’ai besoin d’espoir 

Sinon je ne suis rien

 

Date de sortie : 04/09/2019 - Réalisé par Cédric Kahn - Scénario : Cédric Kahn, Fanny Burdino, Samuel Doux - Directeur de la photographie : Yves Cape - Production : Les films du Worso - Coproduction : France 2 Cinéma, Tropdebonheur Production, Scope Pictures - Distributeur France : Le Pacte - Distribution : Catherine Deneuve, Emmanuelle Bercot, Vincent Macaigne, Cédric Kahn, Luàna Bajrami, Laetitia Colombani, Isabel Aimé Gonzales Sola, Alain Artur

120 BATTEMENTS PAR MINUTE de Robin Campillo

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De l’émulation des corps.

Nous sortons chamboulés d’avoir visionné 120 battements par minute. Le fracas des mots qui s’agitent dans nos têtes implose: hâte, bataille, exaltation, urgence, colère, combat,... subsister, résister, respirer, exister, être

L’émergence de toutes ces sensations tient à la volonté d’un homme, Robin Campillo, fracassé en son temps par l’apparition du sida, et qui a enfin pu épancher toutes les émotions que ces années de lutte ont fait rejaillir. Et c’est à travers la frénésie, le souffle, mais aussi les tourments et les plaies du mouvement Act Up, dans lequel il milita, que le cinéaste retrace les débats et interventions de ces jeunes enragés et engagés pour la vie, alors que beaucoup d’entre eux étaient déjà condamnés.
L’épidémie du sida a totalement bouleversé les années de jeune homme de Robin Campillo. En 1983 le futur cinéaste intègre l’Idhec et y fait la connaissance de Laurent Cantet, qui sera toujours présent dans le parcours cinématographique de son acolyte. Parallèlement l’épidémie s’insère insidieusement au début de ces années 80 et atteint à l’aube des années 90 un seuil terrifiant, ce qui pousse Robin Campillo à entrer au sein d’Act Up en 1992. Il a peur et s’est éloigné du cinéma. Le rejet de la société, l’angoisse de la maladie, poussent tous ces anonymes, qu’ils soient gays, bi., trans., toxicos,... à se terrer. L’épidémie est à son apogée. Mais le bouillonnement tumultueux d’Act Up redonne au futur cinéaste la vigueur nécessaire à un retour à la vie, dans toute son énergie et sa puissance. Toutes ces personnes délaissées, esseulées, apeurées, vont enfin braver leur clandestinité et s’exprimer ouvertement, ensemble, pour qu’enfin la société sache, prenne en compte l’abandon et le rejet subis par eux depuis plus d’une décennie.
Le cinéaste a refait surgir ses souvenirs et les stigmates qui en découlent plus d’une vingtaine d’années après, laissant parler sa mémoire avec une émotion intacte. 

Robin Campillo a écrit un plaidoyer percutant en hommage à tous ces êtres militants actifs du groupe Act Up, qui ont osé prendre la parole alors que ce privilège leur était retiré, pour enfin se réapproprier une dignité et mettre en exergue le désintéressement de l’Etat pour une population meurtrie, ainsi que la rapacité d’une sommité de l’industrie pharmaceutique. Le cinéaste s’est attaché à dépeindre l’agitation, les divergences, la résistance, les échanges, que rencontraient ces activistes au sein même d’Act Up, et cela en suivant particulièrement trois personnages emblématiques: Sean (Nahuel Perez Biscayart), Nathan (Arnaud Valois) et Thibault (Antoine Reinartz).
Ces partisans sont en majorité jeunes et déjà séropositifs. Ils vivent à une allure allègrement cadencée, sans réserve. Pour s’enivrer et profiter au maximum du temps qui leur reste. Les règles régissant les réunions hebdomadaires du mouvement sont précises et citoyennes, en ce sens qu’elles respectent le débat égalitaire à travers une élocution démocratique. C’est pour cette raison que le film s’appuie à plusieurs reprises sur des séquences de réunion en amphithéâtre. Tout le fonctionnement d’Act Up y transparaît, avec un foisonnement intense que la manière de filmer amplifie, afin de rendre compte de l’intensité de ces rencontres nécessaires à l’organisation des différentes actions entreprises, et des joutes verbales permettant à chacun de s’exprimer sans tabou.
La parole et les actes, l’échange et les réactions, le débat et les interventions, avec pour but de surgir brusquement dans les sphères médicales, politiques ou sociales, afin de faire mouche, de sensibiliser tout à chacun pour montrer que tout le monde est concerné, même si peu de gens se sentent impliqués.

À la photographie, Robin Campillo a de nouveau retrouvé Jeanne Lapoirie. Ils ont pour habitude de toujours tourner à deux caméras, avec une prédilection pour la caméra portée, mais qu’ils n’utilisent pas avec agitation. Le but est juste de procurer un souffle qui allège la fluidité des mouvements en donnant aux images une flexibilité gracile.
Pour l’amphi, la mise en place des caméras est pour le moins étonnante. Ce ne sont plus deux mais trois caméras qui ont été disposées sur un seul côté de l’amphithéâtre (haut, bas et milieu) afin de capter en même temps différentes discussions, interventions ou altercations qui se déroulent conjointement dans ce même espace. Ce qui permet aussi de filmer en plans séquences, qui souvent sont d’une durée improbable, et cela à raison de multiples prises. Avec le travail de trois perchistes prêts à capturer les échanges de chacun, situés dans différentes zones de l’amphi. Tout cet agencement technique fut soigneusement préparé, grâce aux répétitions avec les comédiens, sous un éclairage pas trop intense, ni même accentué, afin de faciliter les prises de vue dans toute leur multiplicité directionnelle.
Les assemblées générales sont ainsi filmées avec une vivacité incroyable. Elles sont le pilier organique d’Act Up, le côté réflexif du mouvement, que Robin Campillo contrebalance avec d’une part les interventions chocs à l’extérieur, et d’autre part avec l’extase festive qui permet à cette population rejetée de se lâcher, de prendre du plaisir, de vivre à un rythme effréné. C’est l’urgence qui transparaît dans chaque plan; les cœurs battent intensément et les corps se déchaînent avec intensité. Avec en filigrane le besoin de s’extraire de l’invisibilité, face à une société aveugle et des pouvoirs publics apathiques. L’effervescence émerge à chaque plan dans ce film qui prend vie et chair dans une carnation éclatante, où le cadrage est souvent serré, au plus près des individus. La directrice de la photographie est une adepte de l’utilisation du zoom qui lui permet de travailler avec une malléabilité et une liberté l’autorisant à s’émanciper de certaines contraintes techniques. Jeanne Lapoirie peut ainsi, comme elle le confie, varier les focales avec célérité, sans s’embarrasser de procéder à la mise en place d’une autre optique. Elle n’hésite pas à improviser si soudain l’inattendu d’une action révèle une singularité qu’elle croit devoir capter. Les aléas sont les bienvenus. Rien n’est immuable.
120 battements par minute est aussi pulsé par des changements de vitesse et d’images d’un dynamisme immodéré, que ce soient le shutter qui produit des effets stroboscopiques (comme dans la scène de la Gay Pride) ou les multiples ralentis, ou bien l’utilisation de nombreux effets spéciaux. Le plus inouï reste ce désir de Robin Campillo de rougir la Seine, en hommage à l’idée hallucinante d’Act Up qui avait fantasmé d’ensanglanter le fleuve. Cette extravagance, éminemment chimérique, le cinéaste a voulu la projeter sur écran mais d’une manière hallucinatoire, où le choix de la chroma est d’une vivacité symbolique. Le sang, liquide organique circulant dans nos artères, dans nos vaisseaux, imprègne le film autant comme un breuvage vital que comme un poison toxique qui mène, par l’intermédiaire du virus infectieux, à la mort.
Quant à la structuration filmique, les liaisons entre les scènes sont souvent aériennes,en fondu enchaîné ou bien transitées par un procédé lumineux d’une sensibilité discrète.
Avec un tel matériau technique et filmique, nous imaginons que le montage, effectué de facto par Robin Campillo lui-même, fut un casse-tête monumental. D’autant qu’il ne monte jamais d’ours. Son principe est d’élaborer son film en progressant chronologiquement. Et c’est avec une immense sensibilité que le cinéaste nous transmet cette bouleversante histoire, imprégnée de son vécu et de ses souvenirs, cette matière à la fois brute et authentique, tragique et bouleversante, pleine d’amour, de folie, de terreuret de grâce. Accompagnée de comédiens saisissants: Nahuel Perez Biscayart, Arnaud valois, Adèle Haenel, Antoine Reinartz, Simon Guélat, Aloïse Sauvage, Félix Maritaud.... Les corps y frôlent l’extase et le danger à une vitesse folle... dans l’urgence.

L’OMBRE DES FEMMES De Philippe Garrel

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Le charme envoûtant de la dernière composition cinématographique de Philippe Garrel nous transperce avec une volupté et une humilité que seuls les grands faiseurs d’images savent engendrer.
L’intrigue, toute en simplicité, se joue sur une relation triangulaire maintes fois abordée : les liens qui unissent et désunissent un homme et deux femmes.

Manon (Clotilde Courau) et Pierre (Stanislas Merhar) vivent en couple dans un modeste appartement de l’est parisien. Ils sont liés par des sentiments très forts que le regard de Manon transcende magnifiquement, et par une passion professionnelle commune. Pierre est documentariste et Manon l’assiste pour réaliser et monter ses projets. Mais la situation précaire qu’engendre cette vocation artistique les oblige à vivre de petits boulots. 
Un jour Pierre croise une jeune stagiaire, Elisabeth (Lena Paugam), qui sème le trouble dans sa vie. Pris d’un désir charnel réciproque, ils deviennent des amants qui jouissent d’une harmonie physique dont aucun des deux ne peut se passer. Mais Elisabeth attend plus. Pierre, lui, n’a aucune intention de se séparer de Manon. Elle est sa colonne vertébrale, pleine d’admiration et d’amour pour lui. Seulement Manon ne se sent plus contemplée, ni désirée comme elle le voudrait. Alors elle aussi devient infidèle. Pour se sentir exister aux yeux de quelqu’un, pour inspirer une ardeur, un appétit, face à la négligence de son homme. Bien évidemment la situation chavire. Dans des circonstances hasardeuses Elisabeth croise Manon avec son amant et en informe Pierre. Manon rompt immédiatement. Mais Pierre, qui trouve légitime l’acte de son grand amour, ne sait pas choisir. Et de surcroît ne pardonne pas. Sa propre infidélité lui paraît plus excusable. Privilège bien masculin...  
La vivacité de l’émotion, substantifique moelle du cœur, habite avec force cette histoire où Philippe Garrel sonde les vicissitudes du sentiment amoureux, avec tous ses déboires et désenchantements. Pas d’idéalisme. Seulement une contemplation d’êtres ordinaires face à la complexité de l’attachement amoureux. Nous ressentons, de la part du cinéaste, une intense bienveillance envers ses personnages. Il filme dans une infinie douceur ces deux femmes amoureuses et un temps complaisantesquiaffrontent les évènements avec une force morale qui les pousse à avancer. « C’est vraiment un projet que je voulais féministe », affirme Philippe Garrel. Le fait de co-écrire avec son épouse Caroline Deruas (les deux autres scénaristes étant Jean-Claude Carrière et Arlette Langmann) lui a ouvert une porte sur la pensée intuitive de sa propre moitié. Comme il l’avoue lui-même: « ce qui m’intéressait surtout, c’était l’écriture inconsciente d’un couple ». C’est la troisième fois que Caroline Deruas participe à l’écriture des scénarios de son mari. Mais c’est la première fois que Philippe Garrel travaille avec Jean-Claude Carrière, légendaire scénariste qu’il vénère, à l’instar des grands « vétérans » (comme il les appelle) de la photographie avec lesquels il aime tant partager une vision esthétique singulière. Les génériques de ses films affichent des chefs opérateurs comme Raoul Coutard, Willy Kurant, William Lubtchansky ou encore Renato Berta qui a éclairé « L’ombre des femmes ». Les réminiscences de la Nouvelle Vague envahissent alors notre pensée, emplies de ces bouleversements esthétiques que les figures emblématiques de cette riche époque nous ont laissés. Jean-Luc Godard reste d’ailleurs le Maître absolu de Philippe Garrel. 
Renato Berta a une filmographie qui fait rêver (J.M. Straub, A. Resnais, M. de Oliveira, A. Tanner, J.L. Godard, A. Gitai ou encore A. Téchiné et R. Guédiguian...). Philippe Garrel, en évoquant son travail sur la lumière, le qualifie de « réaliste solaire ». Il éclaire avec subtilité ce film tourné en Scope Noir et Blanc 35mm, démarche rarissime dans le cinéma français actuel. Car Philippe Garrel demeure un cinéaste d’exception en la matière. Film après film, il tourne et monte en 35mm. Le numérique n’est absolument pas envisageable. La postproduction est donc entièrement réalisée en argentique ! (Hormis, pour une raison évidente, la copie DCP). Comme l’explique le cinéaste, le choix du Noir et Blanc est encouragé par des obligations budgétaires substantielles, sollicitant ainsi toute l’équipe technique à épurer la mise en œuvre de l’élaboration du film. Rien de superfétatoire. Ce qui amène aussi son charme au film. Choisir le Noir et Blanc dispense les comédiens d’être maquillés, et donne la liberté de trimballer moins de matériel d’éclairage. L’utilisation de l’argentique et les faibles moyens économiques ont obligé Renato Berta à filmer le plus souvent caméra à l’épaule, en s’adaptant à des objectifs peu lumineux et à une profondeur de champ limitée (déterminés par l’emploi du Scope et une sensibilité de 250 ISO). Jongler avec la lumière du jour était donc une contrainte nécessaire.
De plus, et toujours pour des raisons budgétaires, il était impératif de limiter les décors ainsi que les trajets pour passer de l’un à l’autre. Philippe Garrel tourne toujours ses films dans l’ordre chronologique du scénario. Par conséquent il fallait rapidement changer de lieu de tournage. Les décors devaient donc être très proches. Excepté quelques plans filmés en banlieue (au Fort d’Ivry), tout fut tourné dans le Xème Arrondissement sans que le choix des décors ne devienne une torture au niveau de l’harmonie des couleurs. Par l’usage du Noir et Blanc, la symbiose chromatique s’opère d’elle même. L‘apparente banalité des décors extérieurs peut aussi prendre une facture esthétique particulière sans qu’aucune transformation ne soit élaborée en amont. Pour ce qui est des intérieurs, c’est au sein d’une maison municipale libre (devant être restaurée) que l’équipe a pu s’installer.
Les extérieurs du Xème At parisien donnent à l’écran une vision presqu’irréelle de cette cité organique, avec l’illusion que le quartier est étrangement déserté (impression due aussi à la présence de peu de comédiens dans le film et à une figuration quasi-inexistante). Tout cela nous porte vers un univers dénudé et insolite. Ces choix esthétiques résultent aussi de la manière dont le tournage a évolué. Puisqu’il fut élaboré dans l’ordre chronologique de l’histoire, les comédiens ont accompagné leurs personnages tout en éprouvant progressivement leurs sentiments. Leur parcours affectif les a accompagné avec force. Mais il faut savoir que le travail en amont, à travers les répétitions d’avant-tournage, étaient déjà très poussées. Des mois de répétitions pour les acteurs afin de travailler chaque scène. Stanislas Merhar confie qu’ils se sont réunis tous les samedis pendant 6 mois, pour s’imprégner de chaque dialogue, de chaque silence, de chaque mouvement. Clotilde Courau, elle, explique que l’improvisation était proscrite. Cela n’exclue évidemment pas la « part de l’invisible » qui s’immisce de manière indéfinissable. Quant au chef opérateur Renato Berta, il met en avant l’échange nécessaire que l’équipe technique et les acteurs ont dû entretenir. Car Philippe Garrel ne fait, sauf problème inopiné, qu’une seule et unique prise par plan. Déjà, aucun découpage n’est conçu préalablement. Le metteur en scène répète sur le décor, puis décide d’une position pour la caméra, ainsi que la focale utilisée. Alors Renato Berta doit improviser pour placer ingénieusement ses sources lumineuses. Il doit s’accorder avec le réel.
Comme le révèle le cinéaste, tant que l’équipe n’est pas sur le décor, c’est encore l’inconnu pour la mise en scène. Ce n’est qu’en se retrouvant sur le lieu du tournage que se crée ce qu’il nomme l’ « écriture-caméra ». Nous comprenons ainsi le choix d’engager des chefs opérateurs chevronnés pour l’accompagner dans ces périples créatifs. Philippe Garrel n’est pas personnellement au cadre. Il se pose près de la caméra et détermine ses choix de cadrage avec un regard « extérieur ». Il n’utilise pas de combo. Donc pas de vérification du cadre ; juste un instinct artistique que révèle magnifiquement l’image. Quant au montage il l’effectue progressivement, au fur et à mesure que le tournage avance. Certains ont donc le privilège de visionner les rushes, séquence après séquence, en public averti. Le processus de construction filmique est ainsi réalisé avec un regard différent puisque la matière créatrice est simultanément palpable.
La singularité du cinéma de Philippe Garrel est aussi, comme nous avons pu le constater, basé sur un processus créatif bien particulier. Ce cinéaste, qui a dans le temps construit absolument seul ses films, maîtrisant ainsi chaque phase de production et chaque poste technique, travaille maintenant avec d’autres partenaires. Ils sont peu mais très expérimentés. Et cela au service d’un cinéma empreint d’un regard touchant sur la complexité des liens qui unissent et désunissent les êtres, sur cette sensibilité qui fragilise les rapports humains.
Dans « L’ombre des femmes » la tension et la solitude s’installent dans la vie de cecouple qui s’effrite, qui perd progressivement de sa force pour devenir vulnérable. Le cinéaste scrute les visages et les corps. Il y capte les moindres vibrations pour mettre en exergue des émotions à l’état pur. Ses comédiens sont captivants, même dans leur mutisme, et ses personnages sans faux-fuyant. Pierre est résolument narcissique. Il s’arrange avec sa propre morale, somme toute très « masculine », du moment qu’elle n’est pas la même pour Manon. Mais nous ressentons beaucoup d’intensité dans ses sentiments. La richesse de cette dualité et la réflexion qui en découle le rendront plus modeste. Quant à Manon, Philippe Garrel transcende cette sensibilité à fleur de peau qui la caractérise tant. Elle est toute en délicatesse. Cette fragilité qui affleure en elle est accompagnée d’une force qui lui permet de prendre des décisions, de bouleverser le couple qu’elle forme avec Pierre. Puis il y a Elisabeth, une jeune femme d’une grande honnêteté dans ses sentiments. Elle est libre, impulsive, vivante, mais finit par souffrir du manque affectif que son amant lui fait âprement ressentir. 
Nous sommes constamment habités par la présence de ces trois êtres. Nimbés dans une intime solitude, ils désirent sortir d’un abîme devenu insoutenable. Pour enfin accéder à une éclaircie apaisant leur souffrance. Le cinéaste signe ici un film d’une belle humanité, dans un Paris déserté accentuant le sentiment d’isolement de ses personnages. Il met en lumière une histoire simple et délicate, sublimée par un magnifique Noir et Blanc dont l’esthétique granuleuse apporte un charme que le dépouillement et la rusticité illuminent. L’accompagnement de la voix-off (qui nous fait penser à F. Truffaut) de Louis Garrel et la partition musicale de Jean-Louis Aubert y apportent une saveur supplémentaire.

CROSSWIND, LA CROISEE DES VENTS De Martti Helde (1/2)

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L’organisation des plans-séquences, par leur radicalité, fut laborieuse et complexe. Et persuader les investisseurs de leur bien-fondé, difficile. Il fallut quatre années pour réaliser « Crosswind ». Et plus de 700 acteurs firent partie de l’aventure.

Pour chaque « tableau » la préparation du plan-séquence durait entre deux et six mois et le tournage de chacun d’entre eux une journée. Le nombre de prises de vues d’une scène pouvait aller jusqu’à une quarantaine. Le moindre petit mouvement d’un comédien ou encore une ombre imprévue pouvait gâcher la séquence. Le décor, habité par ces sculptures faites de chair et d’os, devait être parfaitement éclairé, organisé avant d’accueillir la caméra. Celle-ci serpentait, de manière sinueuse, afin d’être capable d’onduler à 360° sans qu’aucun élément technique, ni aucun mouvement humain, ne puissent entraver la prise de vues.

Une prouesse préparée en amont avec minutie, Martti Helde s’étant appuyé sur des recherches artistiques visuelles, primordiales pour son processus créatif. La sculpture et la peinture furent des sources nécessaires à l’élaboration de ces immenses fresques. Comme l’explique le cinéaste : « Nous avons utilisé l’histoire de l’art (…). La peinture pour le travail de la lumière. Comment la lumière est utilisée pour exprimer des sentiments. Et la sculpture pour comprendre comment le corps humain est représenté dans un état d’immobilité alors que dans le même temps, il exprime un sentiment de mouvement. (…) Nous cherchions la posture et la lumière qui exprimeraient le sentiment que nous recherchions. » Ce ne sont donc pas des œuvres filmiques qui ont inspiré Martti Helde.

Les atmosphères picturales de deux artistes ont été prépondérantes : celle du peintre français du 19ème siècle Jean-François Millet dont nous connaissons bien la manière de brosser de pauvres paysannes, travaillant dans la campagne immense et offrant ainsi une représentation forte de la nature et de ces vaillantes travailleuses ; et celle du peintre et dessinateur allemand du début du 19ème siècle Caspar David Friedrich. On disait de lui qu’il avait révélé « la tragédie du paysage », ses œuvres mettant en exergue une certaine mélancolie, avec une sensation d’isolement et de faiblesse face à une puissance intransigeante de la nature.

Et tous ces déportés, perdus dans la vastitude de la Sibérie, sont les otages de ce décor naturel qui annihile toute perspective de s’en réchapper, et se retrouvent de surcroît dans une sensation de temps figé. Le cinéaste et son directeur de la photographie, Erik Pollumaa, créent une image aux paysages magnifiques, avec une beauté et une lumière dont l’esthétisme tranche avec son sujet, la barbarie soviétique et la rudesse de la campagne sibérienne et de ses éléments contredisant l’élégance de l’illustration visuelle.

Le paradoxe est éminemment volontaire, renforçant cette sensation de somptuosité impertinente, bravant l’abomination avec grâce.

Afin d’élaborer avec justesse certaines scènes délicates, Martti Helde a même fait appel à des danseurs et à un chorégraphe pour obtenir une multiplicité d’expressions, qu’il allait jusqu’à prendre en photo. Ces propositions de positionnement du corps et d’expressivités aidèrent le cinéaste à travailler avec ses comédiens. Lui-même affirme qu’il devait diriger « des sentiments, pas des acteurs ». Quant à la composition chorégraphique des plans-séquences, la caméra virevoltant dans tous sens, elle devait être préparée avec une minutie qu’absolument rien ne devait entraver.

N’oublions pas qu’aucun effet spécial ne fut utilisé. L’exemple du temps passé sur le grand plan-séquence de 8 minutes se déroulant sur les quais de la gare est étonnant : il nécessita 16 heures de tournage. La multitude d’acteurs présents pour cette scène dut travailler 26 heures sans interruption. Cela pour tourner plus d’une quarantaine de fois la même scène. Une unique prise fut utilisable.

Voici donc une aventure exceptionnelle dont l’approche expérimentale est fascinante. L’étrange singularité de ce pari esthétique fou se met au service de l’Histoire, de la Mémoire. C’est une expérience sans précédent.

Les personnages ne se remettront en mouvement que lorsqu’ils rentreront chez eux, en Estonie. Plus de la moitié de ces déportés mourront. Quant à Erna, ce n’est qu’au bout de plusieurs décennies qu’elle sera informée de la destinée tragique de son époux.

Date de sortie : 11 mars 2015 - Réalisé par : Martti Helde - Avec : Laura Peterson, Tarmo Song, Mirt Preegel - Durée : 1h25min - Pays de production : Estonie - Année de production : 2014 - Titre original : Risttuules - Distributeur : ARP

CROSSWIND, LA CROISEE DES VENTS De Martti Helde (2/2)

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L’art du mouvement. Cette préciosité, apanage du genre cinématographique, connaît un bouleversement déroutant dans le film ovni du jeune réalisateur estonien Martti Helde.

 

Cette œuvre formelle insolite aborde un fait historique que le cinéma n’a jusqu’ici jamais traité : la déportation en juin 1941 de 10000 estoniens, ordonnée par Staline. L’épuration par les soviétiques des pays baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie) est un événement effroyable que nous ne connaissons absolument pas. Le cinéaste désirait laisser un témoignage aux générations actuelles, mais aussi aux derniers survivants d’un peuple martyr qui attendait depuis longtemps ce moment de révélation d’un passé douloureux.

Aujourd’hui l’Estonie, qui partage une frontière avec la Russie, exprime encore son inquiétude en raison du comportement alarmiste du gouvernement russe. Martti Helde désire entretenir le travail de mémoire de son pays natal, en faisant de surcroît appel à la prudence, les discordes entre les deux pays étant toujours à vif. Les russes résidant en Estonie, principalement installés à l’est, représentent encore plus de 25 pour cent de la population du pays. C’est dire si la situation géopolitique est toujours en lien étroit avec le passé.

Pour raconter cette histoire avec le plus de véracité possible, Martti Helde s’est essentiellement basé sur les lettres de déportés et sur les témoignages de survivants. Il est important de savoir qu’il n’existe aucune autre archive estonienne : ni documents officiels, ni photographies, ni films. Il reste juste les mots et les dessins de ces personnes déracinées et condamnées aux travaux forcés ou à la mort. Car les soviétiques n’ont voulu inventorier aucun document manifeste ni aucune image gageant l’épuration de la population balte. Contrairement aux allemands qui classaient leurs méfaits avec méticulosité. Heureusement l’existence des témoignages et lettres de déportés ont permis au cinéaste de composer cette somptueuse et déchirante élégie, cadencée par une voix-off féminine incarnant l’empreinte épistolaire d’Erna, qui écrivit sans relâche tout au long de sa déportation.

L’ouverture du film nous plonge dans un univers champêtre et idyllique où deux amoureux, Heldur et Erna, vivent avec leur petite fille dans la félicité. Le noir et blanc est splendide et la lumière, divine. Nous ressentons le bonheur intense que vivent ces trois personnages : l’épanouissement des visages resplendit dans un mouvement fluide, au son de la voix d’Erna qui évoque ces instants délicieux. Il n’y a aucun dialogue. Juste sa voix. Puis c’est l’intrusion subite de bruits effrayants qui nous font basculer immédiatement dans la terreur. Découverte déroutante : tous les personnages sont maintenant figés. Des soldats russes emmènent Heldur et sa famille dans des camions où s’agglutinent des familles estoniennes ahuries, frappées d’une stupeur glaçante. Mais personne ne bouge. C’est la caméra qui se faufile et glisse au sein de ce tableau vivant, les comédiens se révélant à l’état de statue, avec des expressions et des postures paralysées et sidérées. Seuls des clignements d’yeux ou un léger souffle peuvent témoigner de la réelle immobilité des acteurs. Aucun trucage dans ce plan-séquence qui est le premier d’une longue série de scènes filmées de la même manière. Grâce à la caméra nous cheminons dans un espace pourvu de statues humaines, à l’instar d’une immense fresque dont nous découvrons chaque détail, et dont l’effet psychologique nous paralyse d’effroi. Le temps s’est interrompu.

C’est en lisant une lettre de rescapé, évoquant ce sentiment que le temps était figé, que Martti Helde a eu l’idée de retranscrire cette émotion terrifiante en statufiant ses comédiens et en gelant le moindre mouvement. Le cinéaste s’est essentiellement basé sur la vie et les lettres d’Erna. Et c’est elle que nous allons accompagner dans l’immensité de la campagne sibérienne, protégeant autant qu’elle le peut sa fragile fillette dans la torpeur de cette déportation. Heldur partira avec les hommes, dans un autre lieu inconnu. Erna écrira inlassablement à son grand amour. Elle le fera durant quinze longues années. Sa passion inaltérable la maintiendra en vie dans l’espoir de le retrouver un jour, unis dans leur patrie qu’elle décrit avec une affection si touchante.

Les mots d’Erna forgent la pulsation de la trame filmique, avec des phrases sans fioritures et une sincérité émouvante, relatant la pénurie de nourriture, le dénuement, le travail harassant, l’affaiblissement, la maladie, la souffrance et la solitude. L’image, elle, accapare notre réflexion. C’est une expérience troublante où les sentiments se bousculent, où le regard est désorienté par ce parti pris esthétique audacieux, dénué de dialogues et uniquement accompagné d’une voix-off émouvante.

Notre perception est en émoi. Le film laisse une place probante à la méditation.

Date de sortie : 11 mars 2015 - Réalisé par : Martti Helde - Avec : Laura Peterson, Tarmo Song, Mirt Preegel - Durée : 1h25min - Pays de production : Estonie - Année de production : 2014 - Titre original : Risttuules - Distributeur : ARP

BIRDMAN - Ou la surprenante vertu de l’ignorance - D'Alejandro Gonzales Inarritu

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A. G. Inarritu nous plonge allègrement dans un univers théâtral new-yorkais fantasmagorique. Il y exhibe le mystère microcosmique d’une troupe de comédiens hallucinés et hallucinants, à la recherche d’un prestige et d’une reconnaissance essentiels à leur équilibre, mais dont l’harmonie psychique peut se révéler tout à fait insolite. 

Le cinéaste mexicain rythme son film au travers des préoccupations obsédantes d’un acteur en manque de légitimité, Riggan (Michael Keaton), dont la célébrité se résume au personnage de super héros Birdman, rôle qui lui a amené fortune et gloire. Hollywood l’avait alors proclamé star, tout comme Batman avait autrefois permis à Michael Keaton de connaître une immense notoriété. Tout cela procure au film un effet de miroir assez jouissif. Car il y a matière à mettre en exergue le conflit de l’acteur avec son propre ego et d’en explorer les tréfonds. Les comportements saugrenus se mêlent aux permanentes remises en question, aux doutes, à un égocentrisme dont nous ne savons s’il est risible, pitoyable ou d’une tristesse infinie. Les comédiens, sur le tournage, le ressentirent avec lucidité mais n’ont pas pour autant hésité à ironiser sur leur propre sort, affrontant cette mise en abîme avec éclat.

Le cinéaste nous fait ainsi partager les affres de Riggan, esprit tourmenté nageant en plein chaos. Cet homme a « héroïquement » refusé de tourner le 4ème volet de « Birdman ». Habitué aux blockbusters, il a préféré remettre en question son statut de super héros afin de trouver un nouvel épanouissement dans un art qu’il juge plus honorable : le théâtre. Cette phase de réincarnation le met en danger, tant sur un plan professionnel que sur un plan psychique. Nous plongeons dans une tornade tumultueuse où s’entrechoquent les émotions les plus diverses, secouant vertigineusement nos comédiens en pleine répétition d’une pièce de Raymond Carver, « What we talk about when we talk about love » (1981). Même s’il en est l’acteur de renom, celui sur qui la pièce pèse, il va se retrouver face à un comédien à l’ego surdimensionné, surgissant dans l’aventure peu de temps avant la première représentation puisqu’il remplace au pied levé une personne blessée. Mike (Edward Norton) est brillant, cinglé, dévastateur mais aussi d’une sensibilité extrême. Il est l’ouragan qui va bouleverser ce microcosme déjà bien écorché. Il veut jouer « vrai », au point de totalement déstabiliser ses partenaires. Mais sa réputation à Broadway est déjà excellente et la critique en sa faveur. Il a maintes fois arpenté les planches avec brio. Tout cela aiguisera l’émulation entre lui et Riggan.

Là encore A. G. Inarritu a choisi un comédien avec une image forte. L’exigence d’Edward Norton est de notoriété publique. Cet électron libre a un grand appétit créatif et une expérience des planches qui corroborent la nature même du personnage qu’il interprète.
Edward Norton, à la lecture du scénario, s’est immédiatement identifié à Mike. Le dévoilement d’une telle personnalité l’intéressa aussitôt, sa causticité n’hésitant pas à affronter un rôle proche de sa propre individualité. 

Le duo incisif « Riggan - Mike » s’amuse de l’image du tandem « Keaton - Norton », tout comme le doublon « Birdman - Riggan » se joue de « Batman - Keaton ». Hollywood affronte Broadway, la célébrité et le clinquant bravant la sincérité et la solennité de la scène théâtrale. 

Nous voici donc plongés dans les extravagances du cerveau de Riggan, dont le bicéphalisme perturbe les réactions et l’évolution psychique de ce personnage hanté par le double dont il ne peut s’extirper : Birdman. La voix du héros masqué habite son esprit au point de le tourmenter de manière obsessionnelle et d’anéantir l’éventuelle autonomie de sa pensée. Il est de surcroît entouré de personnes névrosées dont les troubles émotionnels l’affectent directement : sa fille (Emma Stone) qui sort de désintoxication et qu’il a engagé comme assistante, sa maitresse peut-être enceinte, son ex-épouse encore très présente, l’influence coercitive de son agent, ... Lui qui rêve de se consacrer à cette nouvelle chance de considération professionnelle, à devenir un artiste à part entière, est perturbé en continu. Le doute s’installe inexorablement en lui. 

A. G. Inarritu a décidé de nous présenter ce film en nous donnant l’illusion qu’un seul et unique plan avait été tourné (hormis la toute fin). L’extrême mobilité de la caméra qui glisse et s’immisce avec vivacité le long des multiples couloirs du théâtre, aussi étroits soient-ils, allant des coulisses aux loges, des cintres à la scène, des bureaux aux toits, de la rue au bar avoisinant, scande avec entrain et sans coupure apparente les déboires et mésaventures inhérents à ces personnages névrosés. C’est en vérité une succession de longs plans-séquences, animés de secousses, de gesticulations, d’une circulation tourbillonnante et agitée, aspirant à une prouesse filmique et une prestation de jeu exceptionnelle, réglées comme une partition musicale, et vigoureusement accompagnées par le tempo des percussions du batteur mexicain Antonio Sanchez.

Le cinéaste a très vite pris la décision de rythmer son « plan-séquence » selon une perspective sonore bien spécifique. Les pulsations du film suivraient les percussions à la fois élémentaires et sauvages créées par le musicien, s’entrechoquant ainsi à l’instar des battements de cœur et frémissements des personnages. A. Sanchez a improvisé de multiples fragments musicaux, enregistrés comme s’ils se jouaient en live pendant le film. Le cinéaste désirait ainsi les faire écouter sur le plateau afin d’en ressentir l’immédiateté, la tension, les perturbations.

A. G. Inarritu a ainsi tourné peu de plans, mais d’une durée conséquente, sans ponctuation filmique évidente. La délimitation des séquences est quasi imperceptible, l’invisibilité résultant d’effets bien rudimentaires, en jonglant entre autres avec l’éclairage, rendant ainsi tout raccord insaisissable, ou en effectuant très sèchement un panoramique de sorte que l’extrême célérité du mouvement annihile toute perception de transition. Le travail d’Emmanuel Lubezki, directeur de la photographie reconnu et ayant travaillé pour des cinéastes comme Alfonso Cuaron, Terrence malick ou encore Tim Burton, fut un partenaire de haut niveau pour la réalisation de « Birdman ». L’art avec lequel sa caméra déambule, et dans le décor labyrinthique du Saint James Theater à Broadway (le tournage s’étant déroulé dans l’illustre théâtre) et dans les décors reconstitués en studio (l’étroitesse des coursives et des loges nécessitant une telle reconstitution), force le respect. La préparation fut de haute volée. Les répétitions furent filmées, de sorte à préparer et millimétrer le moindre mouvement, déplacement, dialogue... A.G. Inarritu tourna en premier lieu dans le théâtre avec des doublures. Puis il fit appel à ses comédiens pour évoluer dans un vaste hangar, afin de déterminer chaque trajectoire et mouvement de la caméra, avec pour décor des lignes dessinées à même le sol pour imaginer l’espace. Enfin, avant de réaliser son film, il filma les répétitions de ses acteurs dans le théâtre pour cerner absolument tous les gestes, comportements, agitations, circulations que chacun devait opérer. Il faut savoir que les acteurs de cinéma américains ne sont pas accoutumés aux répétitions. Même s’ils n’étaient pas coutumiers d’une telle approche, elle était indispensable puisqu’aucun écart ne pouvait être toléré sur le tournage, quel qu’il soit. L’exigence du plan séquence, de surcroît avec une caméra constamment en mouvement, oscillant et progressant prestement dans ce lieu clos, nécessitait une perception visuelle et un discernement absolument rigoureux de la part de toute l’équipe technique et des acteurs. La concision devait mener à la perfection. Le temps de tournage étant relativement court, une trentaine de jours, et la durée de certains plans d’une longueur étonnante, le hasard et l’erreur n’avaient aucune place. E. Lubezki et A.G. Inarritu orchestrèrent brillamment ce tournage ambitieux, en glissant d’une nuance lumineuse à une autre pour mettre en exergue les dispositions affectives des personnages, et discerner leur état psychique et réflectif. Les ellipses sont astucieuses. Les deux heures de film permettent de découvrir les quatre jours depuis la Générale jusqu’à la première représentation de la pièce de R. Carver. Et cela, dans l’illusion d’une prise unique. Seul Riggan, à la fin du film, aura le pouvoir d’interrompre le plan séquence. Pour une raison que je vous laisse découvrir. 

Pour écrire ce film, A.G. Inarritu a travaillé avec trois scénaristes. Ce procédé lui fut absolument nécessaire. L’échange franc et sans détour avec ses congénaires lui permit d’avancer dans son récit, en partageant ses idées avec celles des autres, chacun écrivant de son côté et exposant toutes les semaines ce qu’il avait de nouveau à proposer. Le cinéaste pouvait alors affronter l’avis intransigeant de ses partenaires d’écriture, les idées de chacun s’entremêlant et bouleversant le processus créatif avec densité, les egos des scénaristes s’en trouvant bien bousculés !

Mais pendant le tournage, il y eut un ultime changement au scénario, A.G. Inarritu s’étant décidé à changer la fin qui pour lui perdait de sa crédibilité au fur et à mesure qu’il filmait ses personnages.

« Birdman » reste un film musclé, d’une dynamique impétueuse et endiablée, l’exubérance de ses héros à la fois excentrique et narcissique rythmant avec une vivacité extrême cette prouesse cinématographique détonnante. Le cinéaste y décrit de manière impitoyable les bouleversements intrinsèques d’individus singuliers et artistes, profondément perturbés par le regard des autres qui demeure absolument nécessaire à la félicité de leur corps et de leur esprit.

LOIN DES HOMMES de David Telhoffen

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« Loin des hommes » est le deuxième long métrage du scénariste et cinéaste David Oelhoffen, après « Nos retrouvailles ». Le réalisateur nous plonge dans une adaptation très libre de la nouvelle « L’Hôte » (1957) d’Albert Camus, extraite du recueil « L’exil et le royaume ».

L’action se déroule en Algérie en 1954, alors que les prémisses de la guerre d’indépendance sourdent. Les maquisards, cachés dans les montagnes de l’Atlas, agissent en manoeuvrant des opérations brutales et violentes, que les forces militaires françaises cherchent à stopper de manière radicale.
Au milieu de nulle part un instituteur, Daru (Viggo Mortensen), vit retiré dans une école enclavée par des montagnes arides et désertiques. Il enseigne à de jeunes arabes la géographie, l’histoire française,... Ces gamins, qui vivent tous dans cette région isolée, se rassemblent tous les jours autour de Daru pour apprendre, s’instruire. 
Un jour, un homme arrive avec un prisonnier usé, affaibli, pour le confier à l’instituteur (qui fut officier de l’armée française). Daru est chargé de conduire ce berger algérien, Mohamed (Reda Kateb), aux autorités policières de Tinghit, à une journée de marche de son école. Le paysan, auteur du meurtre de son cousin, y sera inéluctablement condamné à mort. Daru est absolument contre l’idée de livrer un homme pour qu’on lui ôte la vie. C’est un humaniste dans l’âme. La valeur de l’être humain se situe pour luibien au-delà de toute violence. Son bien-être moral et psychique lui dicte de ne pas juger cet homme dont le visage porte une douleur immense, ni de prendre parti à sa destinée. Viggo Mortensen, qui s’est amplement documenté sur Albert Camus, dit de l’écrivain : « Prendre des décisions morales, c’est ce qu’il a fait toute sa vie, il a essayé de prendre toujours les bonnes décisions, pas des décisions idéologiques. Je vis cela comme le point de vue de mon personnage. »
Mais faire fi des évènements qui commencent à bouleverser le pays tient de l’utopie. Daru ne veut pas choisir « un camp », ne désire aucunement s’immiscer dans un conflit qu’il n’a pas vu arriver, lui qui vit depuis longtemps loin des hommes. La réalité des circonstances va bouleverser l’instituteur. Il va devoir faire face à cette situation critique. Le metteur en scène, David Oelhoffen, explique pourquoi il a adapté la nouvelle d’A. Camus : « Je l’ai ressenti comme une réflexion sur la difficulté de l’engagement politique (...) J’ai retrouvé dans la problématique que vit Daru (...) des questions que je me pose : la difficulté de s’engager, la difficulté d’y voir clair dans un monde instable, la difficulté de l’action, la tentation du repli sur soi. »
Plusieurs évènements vont pousser Daru et Mohamed à prendre la route. Tout d’abord le berger rejette l’idée d’être libre de partir : il implore Daru de le mener à Tinghit pour être jugé, alors même qu’il en connaît la sentence. Deux incidents vont de surcroît décider l’instituteur à accompagner le prisonnier : l’attaque de son école par des algériens bien déterminés à se venger eux-mêmes du meurtre, et l’irruption menaçante de trois colons qui veulent tuer Mohamed en raison du carnage qu’a subi dans la nuit leur bétail. Daru n’a plus d’autre choix que de fuir rapidement pour protéger la vie de son « hôte ». Le chemin sera long, rude et semé d’embûches.
David Oelhoffen a changé plusieurs choses de la nouvelle camusienne. Daru y était un pied-noir de nationalité française. Pour le film, le réalisateur l’a doté d’origines espagnoles. L’instituteur est français, fils d’étrangers, s’étant battu pour la France pendant la seconde Guerre Mondiale, et n’enseigne qu’à des enfants algériens. Il n’est pas totalement intégré chez les pieds-noirs. Le personnage confie d’ailleurs à Mohamed, au cours des rares discussions qu’ils entretiennent peu à peu lors de cette marche infernale, qu’il est observé comme un étranger par les colons, et qu’il passe pour un français auprès du peuple arabe. Quant à Mohamed, le cinéaste l’inscrit dans son histoire en tant qu’individualité unique, sa singularité dépassant totalement la démarche de Camus lorsqu’il parle de « l’Arabe ». La tramescénaristique l’enrichit et le dévoile avec une grande humanité. 
Le film n’est pas essentiellement axé sur l’instituteur, comme dans la nouvelle ; il décrit les liens qui se tissent entre deux personnes de qualité, en respectant chaque pensée individuelle. En évoquant le personnage de Mohamed, David Oelhoffen raconte : « Au départ c’est une fourmi dans un plan large, puis il se rapproche, c’est un hommecourbé, un masque, à la fin il prend toute l’image, il l’habite. Entre temps, Daru a appris à le connaître, à le regarder. ». L’adaptation du réalisateur et scénariste est riche, captivante et émouvante. Son point de vue amène une dimension nouvelle à l’histoire d’origine. Beaucoup d’évènements sont aussi rajoutés : l’offensive des arabes qui veulent éliminer Mohamed, l’arrivée des colons qui désirent venger l’élimination de leurs bêtes, mais aussi une embuscade qu’un groupe FLN (dirigé par un vieil ami de Daru et d’anciens compagnons de lutte qui obligent nos deux héros à les suivre) subit avec chaos et fracasde la part de l’armée française. La mort est omniprésente, alors qu’elle est le reflet d’un rejet absolu pour Daru. Chaque camp veut qu’il prenne parti, lui ne veut pas. Il sera pourtant amené à tuer, ce qui le mettra dans une rage folle. Sa résolution de ne pas céder à la violence, quels qu’en soient le sujet ou la personne, n’en fait pas pour autant un homme faible : il sait se défendre et protège inlassablement Mohamed. Le berger est, lui, peu valeureux, mais son apparente apathie n’est pas pour autant un gage de lâcheté. Son courage est ailleurs, dans une loyauté sans failles envers les siens. 
Mais il y a une présence qui elle aussi fait partie intégrante du film : la nature, avec ses paysages rocailleux, arides et ingrats. Tandis que les éléments s’y déchaînent, les deux héros affrontent ces montagnes intransigeantes, inhospitalières, qui appellent à la modestie. La menace s’infiltre partout, tant par la nature écrasante et astreignante que par la présence des militaires français, des rebelles, et des colons qui crient vengeance. Le film, tourné durant l’hiver 2013, a pour décor les montagnes du Haut-Atlas (entre Asni et Ouarzazate), le relief ressemblant beaucoup à celui de l’ouest algérien où a lieu le récit. Le directeur de la photographie, Guillaume Deffontaines, a utilisé le plus possible l’atmosphère froide et rigoureuse des pentes montagneuses situées au nord, de manière à fuir les lumières chaudes et chaleureuses du massif marocain, et de se fixer sur des zones ombragées. Mais certains décors, comme l’école, ne pouvaient être construits que sur le versant sud. D’où le surplus de contraintes, comme le tournage de certaines scènes une fois le soleil enfouit derrière les crêtes, ou la construction d’un bouclier en forme de Spi adossé à l’école, la voile d’une trentaine de mètres empêchant l’éclat solaire de gêner les prises de vue intérieures. Cette impression de froideur pénétrante, d’un temps hivernal, était nécessaire pour David Oelhoffen afin d’accroître la densité, la difficulté d’un voyage harassant dans une région abrupte, aride et quelquefois ingrate. Tout cela tourné en format 2 :35, en Scope Anamorphique. Cette image panoramique permet de capter les personnages en les insérant au sein d’un paysage vaste, escarpé et engloutissant, où les individus paraissent infiniment petits et fragilisés, dominés par la nature et un climat revêche.
Tous ces éléments nous mènent vers une vision à laquelle le cinéaste aspirait aussi : la spécificité du western. Avec l’omniprésence des paysages désertiques, aventureux et scabreux. Les grandes étendues naturelles sont ici caractéristiques d’un lieu sauvage et spécifique de ce genre cinématographique. De plus les groupes rivaux (colons, autochtones) s’opposent, prêts à combattre jusqu’à la mort. Et l’armée française fait elle aussi partie de l’histoire, prête à exterminer le peuple arabe en rébellion. 
Tous ces codes, transvasés de l’ouest américain à l’ouest algérien, sont présents dans notre imagination. 
Au sein de ce climat morbide et plein d’effroi, les rapports entre les deux hommes s’étoffent, la compréhension et l’émotion l’emportent. Daru désire transmettre à Mohamed cette idée fondamentale que la vie est précieuse, que sa valeur est inestimable et qu’il ne doit pas la sacrifier. Cette marche est une épopée qui glorifie la vie, alors même que les deux héros sont acculés par un conflit menaçant et une agitation confuse et angoissante.
Le manque soudain de repères stables, le désenchantement, mais aussi l’éveil sur des problèmes présents depuis déjà longtemps mais que personne ne voulait voir... tout cela oblige ces deux individualités à faire des choix. Le film est une quête humaine subtile, pleine de grâce et de stupeur. Et les compositions musicales de Nick Cave et Warren Ellis accompagnent le cheminement de Daru et Mohamed, mais sans être endémique. Le réalisateur et sa monteuse, Juliette Welfling, désiraient que le rythme filmique soit lent, mais qu’il soit néanmoins interrompu à plusieurs reprises par des actions brusques, périlleuses, pour entretenir une appréhension sous-jacente et rendre le spectateur inquiet, tendu, comme le sont les personnages. L’évolution sonore y est très travaillée et explicite. Les bruitages sonores, provenant diégétiquement des éléments naturels qui happent Daru et Mohamed, résonnent vivement et soulignent ainsi l’âpreté des hauts-plateaux de l’Atlas. Quant à la musique, elle intercède au sein de ces phases de lenteur, et s’immisce lorsque les deux personnages sont seuls, prêts à se découvrir. La progression musicale se calque sur leur rapprochement relationnel, en ce sens que, d’une musicalité rugueuse, on passe petit à petit à des airs plus harmonieux, alors que la confiance s’installe, accompagnant ainsi les confidences des deux hommes et leur amitié naissante. David Oelhoffen s’est bien évidemment beaucoup documenté sur cette période qui marque le début de l’effondrement colonial, en s’aidant entre autres des « Chroniques algériennes » d’A. Camus, qu’il trouvait si clairvoyantes. Mais « Loin des hommes » est avant tout une aventure humaine, une recherche à la fois intérieure et altruiste. Une quête qui passera certes par la désillusion mais permettra à ces deux hommes de s’ouvrir, de se révéler, malgré leurs différences et le contexte chaotique dans lequel ils tentent de survivre. C’est un périple épineux, dangereux, où les consciences sont bousculées. Un bel hymne à la vie, à la liberté de choix, à la générosité et à l’ouverture. Alors qu’un pays se divise et se déchire, deux êtres dissemblables se rencontrent et apprennent à communiquer.

BANDE DE FILLES de Celine Sciamma (1/2)

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« Bande de filles » est le troisième long-métrage de la scénariste et réalisatrice Céline Sciamma (après « Naissance des pieuvres » et « Tomboy »), qui s’immisce de nouveau au sein d’une jeunesse qu’elle capte avec tendresse, subtilité, et clairvoyance. Elle s’intéresse ici à l’adolescence de jeunes filles noires de banlieue en quête d’apprentissage, qui se heurtent à leur entourage qu’il soit familial, amical ou environnemental. La diversité des aspects de la vie sociale de ces grandes et joyeuses gamines relate la manière dont les normes et les mœurs s’organisent dans cette banlieue de Seine-Saint-Denis, et comment ces adolescentes perçoivent et encaissent les règles qui la régissent. Céline Sciamma s’intéresse à ce moment particulier où ces jeunes filles ont besoin de s’affranchir des préjugés, de la domination des garçons, du poids familial,…

Marieme (Karidja Touré) est une adolescente d’une quinzaine d’années qui vit dans une cité de banlieue parisienne, ancrée au milieu de ces immenses tours des années 60-70 où l’on circule à pieds, les gigantesques dalles étant reliées les unes aux autres par des passerelles et une multitude d’escaliers.

La première séquence du film montre la fin d’un match amateur de football américain, joué par une équipe de jeunes filles. Nous les suivons alors lorsqu’elles rentrent chez elles et découvrons l’agencement extérieur de la cité, ainsi que les réactions qu’elles ont lorsqu’elles croisent des groupes masculins, et ce jusqu’à ce que Marieme rejoigne son domicile. Dès ces premières scènes la cinéaste capte les comportements des adolescentes suivant leur cheminement au sein de la cité et leurs diverses rencontres. Le ton est donné, les contraintes explicitées.

Nous découvrons rapidement que Marieme se sent emprisonnée tant au sein de sa famille (responsabilité de ses sœurs, soumission face à un frère violent et autoritaire, manque d’une maman qui doit travailler la nuit…) qu’au sein de la cité (lois dominantes des garçons) et de l’école. Elle qui désire faire une filière générale subit la dureté du système qui lui fait comprendre qu’elle n’y a pas sa place. En colère, Marieme sort du lycée et croise un groupe de trois filles qui, la voyant furieuse, s’intéresse à elle. L’adolescente se lie à ce trio constitué de la meneuse Lady (Assa Sylla), d’Adiatou (Lindsay Karamoh) et de Fily (Mariétou Touré), et prend un nouveau nom : Vic. Son allure change, ses vêtements aussi. Son insertion dans la bande lui permet de fuir par intermittence la pression quotidienne, de braver les interdits et d’oser s’imposer dans un univers qui jusqu’à maintenant l’annihilait. Elle pense découvrir une certaine liberté. Son corps s’adapte à cette métamorphose. Son audace transparaît au fur et à mesure qu’elle se plonge dans ce joyeux collectif, lui procurant ainsi de brefs instants de folie enjouée, de partage et de communion. Mais comme dans tout cheminement, les obstacles ne les épargnent pas. Les codes du quartier, dominé par l’autorité des garçons, Vic les retrouvera aussi passé le périphérique. La drogue, le proxénétisme, l’ascendance masculine, … en s’éloignant de sa bande et de sa famille elle replonge dans d’autres collectifs et s’y fond pour ne plus être sous le joug de ce grand frère qui anéantit son désir d’être une femme, d’exister en tant que telle. La vie reste rude mais son émancipation est à ce prix. Elle connaît les rouages et sait les outrepasser. Seulement le chemin est long et solitaire.

Sans oublier que la violence physique entre filles a aussi sa place chez ces adolescentes. Céline Sciamma, qui s’est documentée sur ce thème, signale à ce propos que ce n’est pas un phénomène nouveau. Seulement on n’en parle pas ou peu. Les rixes urbaines auxquelles nous assistons sont pour la cinéaste des luttes, des contestations militantes qu’intrinsèquement elles ignorent mais qui relèvent d’une objection, d’une riposte à l’agressivité ambiante.

Céline Sciamma avait, comme elle le confie à Positif, « la volonté politique de représenter des filles, d’aller dans leurs coulisses, d’aller à la fois dans des choses fantasmatiques et absolument cliniques. L’envie d’explorer le « métier » de fille ». Ce désir transparaît avec beaucoup d’intelligence, et traite avec tact de sujets difficiles : l’éclosion de sa propre identité, de quelle manière elle se construit, la floraison de la sexualité, le sentiment d’isolement et de détresse, mais aussi l’énergie et la vitalité de l’adolescence, la beauté des corps, le partage et la complicité. Car l’amitié est un facteur inépuisable d’amour chez les jeunes. Vic (Marieme) y puise une force qui l’aide à avancer, même si le lien avec une bande reste une aventure éphémère, un passage. Un de ces instants les plus jouissifs pour Vic et ses trois amies est lorsqu’elles se retrouvent dans une chambre d’hôtel, endroit neutre par excellence, où personne ne pourra juger ni entraver cette fusion de quatre adolescentes qui peuvent enfin se « lâcher ». Les corps se libèrent sur un air de Rihanna, loin des astreintes et des regards oppressants qui régissent leurs vies.

Date de sortie : 22 octobre 2014 - Réalisé par : Céline Sciamma - Avec : Karidja Touré , Assa Sylla , Lindsay - Durée : 1h52min - Pays de production : France - Année de production : 2013 - Distributeur : Pyramide Distribution

BANDE DE FILLES de Celine Sciamma (2/2)

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Céline Sciamma filme la fragilité et la précarité de ces adolescentes en pleine mutation. La force, la vitalité et la gaité qui illuminent ce groupe de jeunes filles, la cinéaste nous en dévoile les coulisses. Et y insère une autorité non négligeable : cette immense zone urbaine qui régit le déplacement des clans, des corps.

Il y a eu un casting sauvage qui a permis à la cinéaste de rencontrer plus de 200 jeunes filles, mais elle a aussi effectué avec sa directrice de la photographie, Crystel Fournier, un casting de repérages urbains. La nécessité d’une insularité citadine, où la rencontre des corps est inéluctable, et le désir d’une architecture au graphisme démentiel, où la verticalité des immeubles domine l’espace, étaient des éléments indispensables à ce que recherchait la cinéaste. De par sa beauté architecturale mais aussi pour créer un espace fictionnel vibrant, où la tension monte facilement. Crystel Fournier et Céline Sciamma ont dû faire des repérages caméra dans la cité car le format Scope, choisi pour filmer la proximité des quatre adolescentes, mais aussi pour la profondeur de champ et l’aspect qualitatif des flous, ne correspondait naturellement pas à la verticalité des tours. Elles ont pu renoncer au 1,85 : 1 (format envisagé en cas de non évidence des résultats) après des essais probants avec le Scope (2,35 : 1). La cinéaste put ainsi mettre en évidence la pétulance des filles au sein d’un cadre qui retranscrit les déplacements et attitudes de chacune, l’oscillation des corps entre eux, la différence de position de l’une à l’autre.

DIRECTION D'ACTEUR

Il y avait aussi une volonté de laisser les quatre jeunes actrices improviser quand elles se retrouvaient ensemble. Elles sont magnifiquement liées par une connivence où l’impulsivité, la tchatche et l’exubérance nourrissent l’image avec une vivacité et une fraîcheur que l’allongement du format permet d’englober dans toute sa spontanéité. Crystel Fournier a d’ailleurs beaucoup filmé ces instants à la fois frivoles et solennels en accompagnant les filles en panoramique ou en travelling. Elle confie avoir tourné maints plans séquence qui furent par la suite découpés lors du montage. Ce qui laissait aux actrices une latitude dans l’improvisation que Céline Sciamma recherchait pour certaines scènes. La cinéaste et la directrice de la photo sont toutes deux d’anciennes « pensionnaires » de la Fémis, la première du département Scénario, et la seconde du département Image. Leur collaboration ne tarit pas depuis « Naissance des pieuvres ». Sur « Bande de filles » Céline Sciamma est scénariste, réalisatrice mais elle est aussi à l’origine des costumes. Cela lui permet de débuter la phase préliminaire d’un film en façonnant, en charpentant les personnages qu’elle a imaginés. Il est très important pour elle de chercher un style, une allure vestimentaire, le langage passant aussi par la manière de s’habiller, et l’expression de ce qui s’en dégage. Elle a jusqu’ici choisi de tourner avec des acteurs non professionnels. Elle leur parle souvent lorsque la caméra enregistre, pour les orienter, les guider en direct sur le plateau. Mais elle qui a jusqu’à maintenant dirigé une jeunesse qui l’interpelle, au point de nous livrer de belles réflexions sur ces bouleversants apprentissages de la vie, se sent prête à partager de nouveaux horizons avec un sujet qui traite de personnes plus mûres, en travaillant avec des acteurs professionnels.

CHROMA

Autre point crucial du désir de la cinéaste : son envie de couleur. En écrivant son scénario Céline Sciamma pensait déjà très nettement à une tonalité de bleu, avec un désir de lumière plutôt monochromatique. Le travail de Crystel Fournier, qui explore cette recherche sur le chroma et la luminosité, est de ce fait très enrichissant. D’abord elle a voulu distinguer esthétiquement les deux cités où se déplacent régulièrement les corps de ces jeunes en devenir. Elle explique : « La cité principale était très peu éclairée (…). L’ambiance est une déclinaison de lumières froides avec des contrepoints chauds et de larges zones d’ombre. La seconde cité (…) fonctionne à l’opposé de la première, ambiance chaude avec contrepoints froids. »

Quant aux intérieurs des appartements, elle travaille aussi sur des tonalités particulières. Ce qui lui paraissait risqué, c’était d’éclairer l’épiderme avec des couleurs froides mais le rendu sur les peaux noires des jeunes filles est esthétiquement beau (contrairement aux peaux blanches qui supportent mieux une tonalité chaude). Cette avidité de bleu fut donc probante, et les préoccupations formelles de la cinéaste servies de manière optimale pour mettre en valeur les visages et les corps de ses protégées.

OSSATURE FILMIQUE

Quant à l’ossature filmique, Céline Sciamma la construit de manière à ce que chaque phase de cette période d’adolescence que traverse Marieme soit séparée par des plans noirs conséquents qui battent la mesure de son histoire et de son évolution. La réalisatrice retranscrit les différentes expériences que traverse cette jeune fille en marche vers une féminité et une indépendance, en lutte avec tous les éléments extérieurs. « Le cinéma est le seul espace où on partage la solitude de quelqu’un » pense-t-elle. Nous sommes ainsi les témoins de cet isolement psychique que traverse Marieme et qui la mènera vers sa propre existence. Nous finirons avec ces quelques mots de Céline Sciamma : « J’ai pensé à Jane Austen, à Jane Campion, à de nombreux récits où une jeune fille veut vivre ses désirs, cherche à s’émanciper et se confronte à son époque, son milieu social et sa famille. »

Date de sortie : 22 octobre 2014 - Réalisé par : Céline Sciamma - Avec : Karidja Touré , Assa Sylla , Lindsay - Durée : 1h52min - Pays de production : France - Année de production : 2013 - Distributeur : Pyramide Distribution

MOMMY de Xavier Dolan (1/2)

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Xavier Dolan, jeune prodige de 25 ans à la fois auteur et réalisateur, nous présente son très attendu cinquième long-métrage : « Mommy ». Cette belle œuvre cinématographique, à la hauteur de notre espérance, insuffle un déroutant assemblage d’effervescence, de sentiments exacerbés, de troubles et de sensations intenses. Le cinéaste s’interroge une fois de plus sur ces amours à la fois délicats et douloureux, complexes et parfois insurmontables, que la norme sociale rejette et qui peinent à s’épanouir, à l’écart d’une société que le conformisme aveugle.

Xavier Dolan situe cette histoire en 2015 et, par l’intermédiaire d’un carton, énonce une nouvelle loi canadienne (le programme S 14, inventé de toutes pièces) qui autorise un individu à abandonner son enfant dans un hôpital public s’il ne se sent plus apte à le gérer. Cette mesure imaginaire est indiquée par l’auteur pour mettre en péril, dès le début de l’histoire, la fiabilité des relations entre les personnages dont il va nous conter les déboires. La brutalité morale de cette loi préfigure du peu d’optimisme que X. Dolan accorde à la société d’aujourd’hui, lui qui aime parler des êtres en marge, gênants et contrariants, et déséquilibrés par le statut que la communauté leur confère.

Dès le début du film, une collision survient. Diane Després (Anne Dorval), une femme d’une quarantaine d’années, est légèrement blessée après avoir percuté une voiture, mais peut néanmoins aller récupérer son fils Steve (Antoine-Olivier Pilon) dans un établissement correctionnel qui l’a expulsé pour avoir mis le feu et accidenté grièvement un jeune ado.

Steve est un adolescent atteint du TDAH (trouble de l’attention avec hyperactivité). Il est beau garçon, avec un faciès angélique, et dévorant d’amour pour sa mère. Son énergie, insatiable, est exubérante et explosive. Mais il est aussi versatile, incontrôlable, abject avec autrui et par moment véritablement hystérique. Ce fils est un être en souffrance indomptable qui a une soif de liberté sans aucune mesure. C’est une bombe à retardement que la mère vient fièrement récupérer, devant une directrice totalement incrédule. Ce à quoi Diane rétorque : « Les sceptiques seront confondus ».

Diane est une personne fringante, qui trimbale derrière elle un vécu semé d’embûches mais dont, nonobstant une certaine vivacité d’esprit, la réflexion n’est pas toujours mature. Un certain déséquilibre rythme la vie de cette femme accoutrée comme une jeunette d’une décennie révolue, à la gouaille populaire, et qui s’exprime essentiellement en joual (ce qui explique les sous-titrages français malgré le fait que le film se passe au Québec). Cependant elle se bat pour rester digne, résiste aux mauvais coups de la vie, afin de soutenir tant qu’elle le peut son unique enfant, dont le papa est décédé.

Ces deux personnages pétulants, dont l’amour s’exprime au travers de relations enflammées, vont de nouveau vivre ensemble, et rencontrer très rapidement Kyla (Suzanne Clément), une voisine habitant la maison d’en face. Cette femme, mariée et mère d’une petite fille, se révèle être une professeure en arrêt de travail qui, suite à un choc émotionnel, s’est retrouvée atteinte de bégaiement. Elle est calme, douce, peu prolixe.

L’union de ces trois individualités meurtries va apporter un rapport d’harmonie entre ces différentes entités psychiques, autorisant ainsi un souffle inédit à l’exaltation éreintante du binôme représenté par Diane et Steve. Chaque individualité y puise une forme d’accalmie qui le rassure. Kyla est généreuse, sensible et délicate. Son quasi-mutisme, dû à sa difficulté de s’exprimer, va peu à peu se déliter au fur et à mesure qu’elle se rapproche de Steve et Diane. Sa volonté d’aider le jeune homme est sûrement une manière de retrouver ce garçon dont la photo est posée sur un meuble de sa maison, et dont elle ne parlera jamais. Mais elle donnera beaucoup. Ce qui lui permettra de se reconstruire elle aussi. Sa parole se libèrera non sans mal, mais ses silences resteront également d’une grande force. Son regard à lui seul demeure brillant, puissant, pénétrant.

Steve, grâce à Kyla, a donc deux figures maternelles qui tentent de le protéger envers et contre ce comportement effronté qui l’habite. Quant à Diane, la présence de l’oreille apaisante et compréhensive de cette amie lui permet de tenir.

Les deux femmes sont des comédiennes exceptionnelles. Il est intéressant de comprendre à quel point leur façon d’aborder un personnage est différente. Le cinéaste les connaît bien et sait combien Anne Dorval (Diane) a besoin de bien connaître son personnage, de le définir, de l’éclaircir, de légitimer son comportement. Alors que Suzanne Clément (Kyla) joue de manière spontanée, irréfléchie, ce qui explique le peu de répétitions entreprises par le cinéaste.

Date de sortie : 08 octobre 2014 - Réalisé par : Xavier Dolan - Avec : Anne Dorval, Suzanne Clement, Antoine-Olivier Pilon - Durée : 2h14min - Pays de production : Canada - Année de production : 2014 - Distributeur : Diaphana Distribution

MOMMY de Xavier Dolan (2/2)

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Acteur depuis son plus jeune âge, Xavier Dolan aime profondément jouer la comédie. Il dit imaginer comment il interprèterait lui-même une scène avant de décider sous quel axe et de quelle manière il va la tourner. De fait il peut être très directif avec les acteurs et ne peut quelquefois s’empêcher de leur préciser de nouvelles indications de jeu lors de la prise de vue. Cela peut dérouter les comédiens et les pousser à transformer leurs réactions et leurs mouvements en pleine action. Par contre il est ensuite nécessaire d’extraire la voix de X. Dolan ! Le travail au son n’en est que plus compliqué.

FORMAT

« Mommy » est un film tourné dans un format bien particulier, le 1 : 1. En somme un pur carré permettant de mettre parfaitement en valeur le portrait de chaque protagoniste, de fixer notre attention sur ces trois figures exceptionnelles, sans être tenté de poser notre regard vers d’autres perspectives. « Concentrons-nous sur l’humain et forçons le spectateur à avoir un rapport les yeux dans les yeux » nous dit X. Dolan. Nous sommes dans les profondeurs de l’intime, l’image étant étroitement repliée sur les protagonistes. Le format les isole dans un confinement à la fois corporel et psychologique. Le malaise et le trouble peuvent alors s’installer mais nous partageons aussi les moments de joie et de partage qui surviennent comme des bouffées d’oxygène.

C’est le directeur de la photo André Turpin (avec lequel X. Dolan travaillait pour la troisième fois) qui a fait découvrir le 1 : 1 au réalisateur, lors du tournage de « College Boy », le clip pour Indochine. X. Dolan a alors décidé de le réutiliser pour « Mommy ». Comme l’explique A. Turpin, le travail est beaucoup plus astreignant, puisque plus compliqué à cadrer. Garder les acteurs dans le champ alors qu’ils sont en plans serrés et qu’ils se déplacent, même un peu, est loin d’être aisé. Surtout que X. Dolan est souvent dans le mouvement, avec une caméra dynamique. C’est pour cette raison que l’utilisation d’un steadicam fut nécessaire, de manière à fluidifier les prises de vue.

A deux reprises une magnifique idée va révéler deux instants magiques dans le film, comme des respirations enchanteresses qui viennent nous enthousiasmer et nous procurer une sensation d’apaisement et de joie. Ce sont deux vagues qui envahissent l’écran de leur plénitude, d’une délivrance émotionnelle réjouissante, et que le cinéaste filme en élargissant son cadre dans un format 1,85 : 1. L’immensité de l’image submerge notre regard et introduit deux moments de félicité. Le premier est ancré dans la réalité et c’est Steve lui-même qui élargit le cadre en propulsant la verticalité des bordures pour imposer cet éphémère sentiment de liberté et d’allégresse. La seconde extension est avidement rêvée et imaginée par une maman dont le désir plus ou moins conscient est d’accéder pour son fils à un avenir plus conventionnel et heureux. Un condensé d’évènements joyeux d’un futur inventé et édulcoré pour Steve (qui obtient son diplôme, qui devient papa, ….) nous est radieusement présenté. La magie nous emporte pendant quelques instants.

Mais ces brefs instants sont très vite interrompus par un rétrécissement du cadre qui réemprisonne les personnages dans la rudesse de leur existence. « Mommy » a été tourné en 35 mm. André Turpin nous en explique la raison : « je l’ai choisi pour la possibilité de faire des images extrêmes dans les hautes lumières et dans la colorimétrie. Techniquement, on peut dire qu’il y a une meilleure image en numérique, avec plus de latitude, mais le résultat est plus désagréable dans la surexposition. » Car la lumière joue ici beaucoup sur les contrastes. X. Dolan désirait un film « lumineux et solaire. Surtout pas l’esthétique grise et dépressive qu’on associe volontiers à de tels personnages. » D’où la nécessité pour le directeur de la photographie de saturer une gamme chromatique très colorée, en incorporant une luminosité aux tonalités chaudes, avec une atmosphère tirant parfois sur le rose et le mauve.

REALISATION

Même si cette aventure est dramatique et déchirante, le réalisateur désirait que ses trois héros soient nimbés d’un halo coloré, lumineux, pour leur insuffler une vigueur et une puissance dignes de leur courage. X. Dolan ne veut pas susciter de la pitié pour ses personnages. Le tempérament emporté et excessif de Steve le pousse à entretenir des rapports exaltés et impétueux avec ses deux amours féminins, ne maîtrisant pas ses élans, réagissant avec une fougue parfois effrayante. Diane et son fils ont un flux verbal intarissable, regorgeant de paroles qui s’entrechoquent à une allure délirante, et qui sont contrebalancées par la difficulté d’élocution de Kyla. Aussi inouï que cela puisse être, un équilibre se crée, même si une fragilité rôde et menace ce trio insensé. Le cinéaste mène ce curieux mélange d’extraversion et d’introversion, de cadence et d’anicroches verbales, avec une maîtrise médusante. La créativité de X. Dolan est aussi techniquement riche. Il n’hésite pas à entremêler des panoramiques fulgurants, des plans très resserrés, de subites ouvertures de cadre, des travellings, des ralentis, des variations de lumière… Et cela sans que ce soit discordant.

Lors de l’écriture scénaristique X. Dolan imagine simultanément quel montage il pourrait en faire, même s’il est tout à fait conscient des aléas et des évènements imprévisibles qui interviennent toujours par la suite. Car ce jeune homme n’est pas que scénariste et réalisateur. Il est de surcroît monteur. Et il élabore les costumes de ses personnages à partir de ce qu’il appelle son « look book ». Ce dossier contient une multitude de références picturales, photographiques, avec entre autres beaucoup d’images sur la mode. Se construit alors une aide précieuse pour l’élaboration des décors, la création des vêtements, l’atmosphère du film, tant au niveau des nuances, de la luminosité, que des couleurs.

Quant à l’univers musical, il est ici empli de chansons que le père de Steve avait compilé. Il est de fait volontairement démodé, à l’instar des vêtements de Diane qui s’habille avec les goûts de sa jeunesse, aussi frivoles soient-ils. Xavier Dolan est un auteur et metteur en scène surprenant, inventif, fougueux, entreprenant. Cette hyperactivité, il la gère avec un désir d’excellence, à un rythme effréné (5 films en 6 ans). Il est un jeune homme stressé, obsédé de ne pas avoir assez de temps, obnubilé par l’idée de ne plus être entendu. Et il avoue ressentir une immense rage en lui, comprenant très bien la fureur éprouvée par les personnages qu’il crée. X. Dolan a passé l’essentiel de son enfance et de son adolescence au sein de pensionnats, sa maman ne trouvant a priori pas le temps de s’occuper de lui. Ce furent des années où quelquefois la tristesse l’emportait.

Le conflit entre une mère et un enfant est un thème récurrent de sa filmographie. Le rapport filial est au centre de sa réflexion, de ses interrogations. Le cinéaste s’en imprègne avec exaltation à travers « Mommy ». Cet ovni cinématographique représente un affrontement émotionnel bouleversant qu’Anne Dorval, Suzanne Clément et Antoine-Olivier Pilon habitent magnifiquement.

Date de sortie : 08 octobre 2014 - Réalisé par : Xavier Dolan - Avec : Anne Dorval, Suzanne Clement, Antoine-Olivier Pilon - Durée : 2h14min - Pays de production : Canada - Année de production : 2014 - Distributeur : Diaphana Distribution

WINTER SLEEP de Nuri Bilge Ceylan (1/3)

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Le cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan scrute sans complaisance l’âme humaine dans tout ce qu’elle a de plus intimement enfoui, au travers d’un septième long métrage que Jane Campion et son jury cannois ont décidé de consacrer. « Winter Sleep » nous révèle l’impressionnante personnalité d’Aydin, comédien de théâtre à la retraite ayant repris la tête de l’hôtel familial dans ses terres d’Anatolie, au côté de son épouse Nihal et de sa sœur Necla.

 

 

Le cinéaste nous plonge immédiatement dans un paysage magnifique, époustouflant, à l’endroit même où l’hôtel troglodytique d’Aydin s’incruste dans les montagnes anatoliennes. L’homme a une présence indéniable, un charisme et un pouvoir que Nuri Bilge Ceylan nous dévoile petit à petit, avec une intensité redoutable. Le film débute lorsque l’hiver se profile, alors même que les touristes désertent peu à peu ce lieu insolite sur lequel règne Aydin. Bientôt ils ne seront plus que trois à y résider : Aydin (Haluk Bilginer), sa femme Nihal (Melisa Sözen) et sa sœur Necla (Demet Akbag) qui a fuit la ville après un divorce dont elle ne se remet pas.

Un événement perturbateur va avoir lieu lorsqu’Aydin et son homme à tout faire vont descendre ensemble au village en 4x4. Le sexagénaire va y croiser le regard fielleux d’un enfant qui sort de l’école, sans bien comprendre pourquoi les yeux de ce jeune garçon sont pleins de haine. Quelques minutes plus tard, tandis qu’ils roulent tranquillement, un jet de pierre heurte la fenêtre du véhicule. Les passagers échappent de peu à un accident. L’employé poursuit alors le jeune garçon, le rattrape, et ils décident de le ramener à son domicile. Le logement en question s’avère être loué à Aydin, ce que ce dernier ignorait, puisqu’il ne gère rien de ce genre d’affaires, préférant déléguer l’administration de ses biens. Il se trouve que les locataires en question n’ont pu payer les derniers arriérés, ce qui a déclenché l’intervention d’un huissier qui leur a pris le peu qu’ils possédaient. L’enfant vit dans cet endroit avec entre autres son père Ismail, qui sort de prison, et son oncle, qui est imam. L’atmosphère est tendue et l’on remarque immédiatement l’attitude fuyante et hautaine de ce propriétaire qui ne veut pas se mêler au peuple. Seul son intendant intervient. Car Aydin est un solitaire qui ne s’épanouit que par l’esprit, la critique et la réflexion. Sa carrière théâtrale fut riche mais ses mots, ses connaissances et sa pensée sont maintenant voués à sa passion pour l’écriture.

Il est l’époux d’une belle jeune femme qui, malgré sa jeunesse, semble avoir perdu de sa vivacité. Le couple ne partage apparemment plus grand chose. Chacun vaque à ses occupations sans réellement se préoccuper de celles de l’autre. Quant à Nicla, le deuxième pilier féminin, elle passe régulièrement du temps dans le bureau de son frère pour discuter, échanger ou critiquer divers sujets, qu’ils soient moraux, spirituels, politiques ou sociétaux. Le reste du temps elle reste cloîtrée dans sa chambre.

Ce lieu majestueux va voir naître des différends, des querelles, des discussions dignes des joutes oratoires que le théâtre et la littérature ont pu nous offrir. Au fur et à mesure que le cinéaste nous confie les épanchements de ces deux figures féminines ainsi que les ressentiments des locataires, nous décelons des traits peu flatteurs de la personnalité d’Aydin. Cet homme, qui se considère comme une personne intègre et morale, laisse paraître son incohérence lorsque la parole de son entourage se libère. Il va enfin entrapercevoir la vision de l’autre, des autres. Les propos et les reproches fusent au travers d’échanges implacables. La violence du verbe met en exergue son impudence, sa fatuité et son dédain.

Les habitations, creusées dans la roche de ces paysages fabuleux que nous offre la région de Cappadoce, située au centre de l’Anatolie en Turquie, s’insèrent magnifiquement dans ces vestiges saisissants modelés par l’érosion. L’hôtel où l’équipe du film a tourné existe réellement. Le cinéaste l’a choisi en raison de son isolement, loin de toute animation qui aurait pu entraver l’introspection des personnages. Cet effet est bien évidemment renforcé par l’arrivée de l’hiver, que les touristes fuient petit à petit, et qui procure une dimension contemplative et méditative supplémentaire à l’atmosphère ambiante.

L’arrivée de la neige fut un élément fondamental pour le cinéaste. Elle coïncide avec le moment où Aydin décide de partir à Istambul pour quelque temps. Les liens avec sa femme sont rompus tandis que la nature prend sa forme hivernale. S’exerce de fait une mutation tant relationnelle que figurative. Quant à l’harmonisation musicale elle se résume à un passage de l’andante de la Sonate pour piano n°20 de Schubert. Elle souligne elle aussi l’aigreur et la douleur d’hommes et de femmes affligés, déchirés par l’épreuve de la vie et des sentiments.

« Je m’intéresse à tout ce qui se dérobe (…) au monde intérieur des individus, à leur âme, à la manière dont ils se lient ou s’opposent » raconte Nuri Bilge Ceylan. « Winter Sleep » est empreint de ces affrontements et réflexions entre des êtres pour qui les meurtrissures sont béantes et insoutenables. Les tréfonds de la nature humaine jaillissent douloureusement, les consciences sont bousculées… Les aversions s’apaiseront-elles pour autant ?

Date de sortie : 06 août 2014 - Réalisé par : Nuri Bilge Ceylan - Avec : Haluk BILGINER, Melisa Sozen, Demet AKBAG - Durée : 3h16min - Pays de production : Turquie - Année de production : 2014 - Titre original : Kis uykusu - Distributeur : Memento Distribution

 

WINTER SLEEP de Nuri Bilge Ceylan (2/3)

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Nuri Bilge Ceylan et son épouse, Ebru Ceylan, ont écrit ensemble ce scénario. Ils sont co-auteurs scénaristiques depuis le film « Les climats » (2006) et s’affrontent régulièrement pour imposer leurs idées.

Après avoir charpenté à quatre mains la structure narrative, ils s’attèlent séparément à l’écriture des dialogues, puis défendent enfin leurs propos dans des discussions animées menant quelquefois à des querelles impérieuses. Ces face-à-face nourrissent leur créativité.

Le couple s’est inspiré de différentes nouvelles d’Anton Tchekhov, dont « Ma femme » qui est à l’origine de l’idée de départ du scénario. Même s’ils ont bouleversé l’histoire en y apposant d’autres éléments, en recréant un récit qui leur est personnel, ils ont néanmoins gardé littéralement certains dialogues tchékhoviens. L’inspiration russe est toujours présente chez Nuri Bilge Ceylan, Fedor Dostoïevski étant aussi un souffle créateur véritablement important à ses yeux.

« Winter Sleep » est un film enrichi d’une avalanche de dialogues très littéraires, ce qui est rarement le cas dans la filmographie du cinéaste. Le langage, à travers des confrontations verbales acérées, est à la base d’une démarche menant les protagonistes à des confidences incisives qui enrichissent la propre connaissance de leur être. Les discussions, animées des émotions les plus intimes, mais aussi dotées de réflexions philosophiques et sociales intenses, tranchent avec des scènes d’extérieur magnifiques, au sein de décors qui sont à la fois austères et d’une beauté éclatante.

Date de sortie : 06 août 2014 - Réalisé par : Nuri Bilge Ceylan - Avec : Haluk BILGINER, Melisa Sozen, Demet AKBAG - Durée : 3h16min - Pays de production : Turquie - Année de production : 2014 - Titre original : Kis uykusu - Distributeur : Memento Distribution

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