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WINTER SLEEP de Nuri Bilge Ceylan (1/3)

 

Le cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan scrute sans complaisance l’âme humaine dans tout ce qu’elle a de plus intimement enfoui, au travers d’un septième long métrage que Jane Campion et son jury cannois ont décidé de consacrer. « Winter Sleep » nous révèle l’impressionnante personnalité d’Aydin, comédien de théâtre à la retraite ayant repris la tête de l’hôtel familial dans ses terres d’Anatolie, au côté de son épouse Nihal et de sa sœur Necla.

 

 

Le cinéaste nous plonge immédiatement dans un paysage magnifique, époustouflant, à l’endroit même où l’hôtel troglodytique d’Aydin s’incruste dans les montagnes anatoliennes. L’homme a une présence indéniable, un charisme et un pouvoir que Nuri Bilge Ceylan nous dévoile petit à petit, avec une intensité redoutable. Le film débute lorsque l’hiver se profile, alors même que les touristes désertent peu à peu ce lieu insolite sur lequel règne Aydin. Bientôt ils ne seront plus que trois à y résider : Aydin (Haluk Bilginer), sa femme Nihal (Melisa Sözen) et sa sœur Necla (Demet Akbag) qui a fuit la ville après un divorce dont elle ne se remet pas.

Un événement perturbateur va avoir lieu lorsqu’Aydin et son homme à tout faire vont descendre ensemble au village en 4x4. Le sexagénaire va y croiser le regard fielleux d’un enfant qui sort de l’école, sans bien comprendre pourquoi les yeux de ce jeune garçon sont pleins de haine. Quelques minutes plus tard, tandis qu’ils roulent tranquillement, un jet de pierre heurte la fenêtre du véhicule. Les passagers échappent de peu à un accident. L’employé poursuit alors le jeune garçon, le rattrape, et ils décident de le ramener à son domicile. Le logement en question s’avère être loué à Aydin, ce que ce dernier ignorait, puisqu’il ne gère rien de ce genre d’affaires, préférant déléguer l’administration de ses biens. Il se trouve que les locataires en question n’ont pu payer les derniers arriérés, ce qui a déclenché l’intervention d’un huissier qui leur a pris le peu qu’ils possédaient. L’enfant vit dans cet endroit avec entre autres son père Ismail, qui sort de prison, et son oncle, qui est imam. L’atmosphère est tendue et l’on remarque immédiatement l’attitude fuyante et hautaine de ce propriétaire qui ne veut pas se mêler au peuple. Seul son intendant intervient. Car Aydin est un solitaire qui ne s’épanouit que par l’esprit, la critique et la réflexion. Sa carrière théâtrale fut riche mais ses mots, ses connaissances et sa pensée sont maintenant voués à sa passion pour l’écriture.

Il est l’époux d’une belle jeune femme qui, malgré sa jeunesse, semble avoir perdu de sa vivacité. Le couple ne partage apparemment plus grand chose. Chacun vaque à ses occupations sans réellement se préoccuper de celles de l’autre. Quant à Nicla, le deuxième pilier féminin, elle passe régulièrement du temps dans le bureau de son frère pour discuter, échanger ou critiquer divers sujets, qu’ils soient moraux, spirituels, politiques ou sociétaux. Le reste du temps elle reste cloîtrée dans sa chambre.

Ce lieu majestueux va voir naître des différends, des querelles, des discussions dignes des joutes oratoires que le théâtre et la littérature ont pu nous offrir. Au fur et à mesure que le cinéaste nous confie les épanchements de ces deux figures féminines ainsi que les ressentiments des locataires, nous décelons des traits peu flatteurs de la personnalité d’Aydin. Cet homme, qui se considère comme une personne intègre et morale, laisse paraître son incohérence lorsque la parole de son entourage se libère. Il va enfin entrapercevoir la vision de l’autre, des autres. Les propos et les reproches fusent au travers d’échanges implacables. La violence du verbe met en exergue son impudence, sa fatuité et son dédain.

Les habitations, creusées dans la roche de ces paysages fabuleux que nous offre la région de Cappadoce, située au centre de l’Anatolie en Turquie, s’insèrent magnifiquement dans ces vestiges saisissants modelés par l’érosion. L’hôtel où l’équipe du film a tourné existe réellement. Le cinéaste l’a choisi en raison de son isolement, loin de toute animation qui aurait pu entraver l’introspection des personnages. Cet effet est bien évidemment renforcé par l’arrivée de l’hiver, que les touristes fuient petit à petit, et qui procure une dimension contemplative et méditative supplémentaire à l’atmosphère ambiante.

L’arrivée de la neige fut un élément fondamental pour le cinéaste. Elle coïncide avec le moment où Aydin décide de partir à Istambul pour quelque temps. Les liens avec sa femme sont rompus tandis que la nature prend sa forme hivernale. S’exerce de fait une mutation tant relationnelle que figurative. Quant à l’harmonisation musicale elle se résume à un passage de l’andante de la Sonate pour piano n°20 de Schubert. Elle souligne elle aussi l’aigreur et la douleur d’hommes et de femmes affligés, déchirés par l’épreuve de la vie et des sentiments.

« Je m’intéresse à tout ce qui se dérobe (…) au monde intérieur des individus, à leur âme, à la manière dont ils se lient ou s’opposent » raconte Nuri Bilge Ceylan. « Winter Sleep » est empreint de ces affrontements et réflexions entre des êtres pour qui les meurtrissures sont béantes et insoutenables. Les tréfonds de la nature humaine jaillissent douloureusement, les consciences sont bousculées… Les aversions s’apaiseront-elles pour autant ?

Date de sortie : 06 août 2014 - Réalisé par : Nuri Bilge Ceylan - Avec : Haluk BILGINER, Melisa Sozen, Demet AKBAG - Durée : 3h16min - Pays de production : Turquie - Année de production : 2014 - Titre original : Kis uykusu - Distributeur : Memento Distribution