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DEUX JOURS, UNE NUIT DE LUC ET JEAN-PIERRE DARDENNE (1/2)

Les frères Dardenne ont écrit et réalisé une histoire d’une belle intensité, où la violence psychologique issue d’un monde du travail implacable flirte amèrement avec le sort d’une femme ravagée par l’annonce de son licenciement, cruellement voté par ses propres collègues dans des conditions plutôt sordides.

Nous sommes dans une petite ville de Belgique. Le téléphone sonne chez Sandra (Marion Cotillard). Elle apprend par Juliette, sa collègue et amie, qu’un vote a été organisé par le patron de la petite entreprise dans laquelle elle est employée. Ses seize collègues ont dû choisir entre toucher leur prime de 1000 euros ou refuser cette somme afin que Sandra puisse garder son travail. Quatorze d’entre eux ont choisi la prime. Seuls Robert et Juliette se sont rangés au côté de cette femme fragile mariée à Manu (Fabrizio Rongione) et mère de deux enfants. Sandra sort à peine d’une grave dépression et durant son absence ses seize collègues ont assuré son travail en faisant quelques heures supplémentaires. La crise est présente. La réduction des effectifs aussi. Sandra et Manu ont besoin de leurs deux salaires pour vivre. Les autres salariés comptent bien toucher leur prime pour eux aussi boucler leurs fins de mois difficiles.

Personne n’est épargné. Et c’est justement là le dilemme. Deux jours, une nuit… voilà le temps qu’il reste à Sandra pour convaincre au moins la moitié de ses collègues de voter en sa faveur lundi matin. Le contremaître ayant influencé insidieusement les votants, le patron a autorisé un nouveau vote après le week-end. Sandra, poussée par son mari et Juliette, va se faire violence et tenter de trouver le courage de se rendre au domicile de chaque employé pour les convaincre de la soutenir et de renoncer à l’argent.

Luc et Jean-Pierre Dardenne rendent compte d’une vérité sociale dramatique, qui envahit communément le quotidien de moult personnes se débattant au sein d’une contemporanéité sociale pour le moins effrayante. Parce que c’est bien d’une réflexion sur la lutte, le rendement, la solidarité, l’exclusion, dont nous parlent les cinéastes. Le marasme économique et social est indéniablement à l’origine de la déraison de la collectivité. Et c’est son inconséquence qui brise le tissu social et instaure une violence presque muette, qui s’immisce en sourdine dans les foyers à travers la culpabilité, le ressentiment, les contraintes financières, la concurrence avilissante…

« Reste que l’absence de réaction collective est révélatrice de l’univers social d’aujourd’hui », nous dit Luc Dardenne. En est-il pour autant défaitiste ? Nous aurions tendance à penser que les frères Dardenne sont plutôt alarmistes et que leur riposte n’est autre que la lutte. Et c’est Sandra qui va se jeter dans la bataille. Avec la peur au ventre, l’angoisse du rejet et les stigmates des peines enfouies. Mais elle va se battre.

Les auteurs expliquent que « le film raconte l’histoire d’un corps qui se met en mouvement ». Ils désiraient « raconter à travers ces mouvements des corps les mouvements intérieurs » de leurs personnages. Les premières images du film traduisent précisément ces intentions. Nous découvrons Sandra endormie sur son lit en pleine après-midi. A partir du moment où elle va se lever et affronter la terrible nouvelle de son exclusion (qu’elle apprend par téléphone), elle va commencer un cheminement qui, même si à plusieurs moments nous craignons sa capitulation, sera salutaire.

C’est Marion Cotillard qui prête son corps à Sandra, avec une acuité et une délicatesse pour le moins remarquables. La fragilité de cette femme est transcendée par l’interprétation toute en finesse de la comédienne. Chaque posture, contenance, démarche, expression, préfigurent les sentiments profonds ressentis par Sandra. Et son éveil vers une dignité et un cran dont elle n’avait jamais osé présager.

La mise en mouvement du corps s’est amorcée. Une lueur s’esquisse. Mais pas seulement pour elle. Durant ces deux journées éprouvantes, Sandra va rencontrer la plupart de ses collègues. Ces entrevues sont douloureuses, répétitives, avec le même discours, les mêmes mots, les mêmes postures corporelles de Sandra. Avec aussi des répliques itératives chez les salariés qu’elle rencontre, comme « Mets toi à ma place » (souvent dite par les deux protagonistes) et « Et les autres qu’est-ce qu’ils disent ? » Les frères Dardenne commentent : « il fallait que la répétition devienne notre force dramatique ». Chaque confrontation est différente et témoigne de la singularité de chaque cas. Toute réaction humaine est distinctive et se rapporte à un individu unique. C’est un suspense terrible que nous redoutons systématiquement mais que nous affrontons au côté de cette femme courageuse.

A aucun moment Sandra ne blâme ses collègues. Luc Dardenne nous livre son approche : « Ce n’est pas le combat d’une pauvre fille contre des salauds. Chaque face à face est bien plus complexe. Sandra comprend ses interlocuteurs et parfois elle n’est pas loin de penser qu’ils ont eu raison d’accepter la prime. » Ce à quoi Jean-Pierre Dardenne renchérit : « Les ouvriers de « Deux jours, une nuit » sont placés en situation permanente de concurrence et de rivalité. Il n’y a pas d’un côté les bons et de l’autre les méchants. »

Cette situation dramatique, que le contremaître a enflammé, est un bouleversement intense que ces individus ressentent viscéralement. C’est en cela que l’humanité de chacun est affectée, au sein de parcours où la subsistance tient à un fil, où la menace économique rôde. Mais la solidarité n’est-elle pas un remède ? Le collectif n’est-il pas plus riche que l’individualité ? Sandra, sans les autres, ne se serait sûrement pas relevée de cette nouvelle. Juliette et Robert la soutiennent et agissent en conséquence. Quant à Manu, son mari, il est sa béquille : il ne veut plus qu’elle flanche. Elle doit réapprendre à rester droite, et digne. Les différentes entrevues sont des paliers essentiels à sa propre progression personnelle. Chacune d’entre elles est unique. Chaque conscience est affectée. Toute une palette d’émotions transparaît au travers des frémissements des corps, des regards, des voix. La culpabilité ronge les âmes et la pression est à son comble.

Tels les témoins des rapports de force incombant aux salariés dans le monde du travail contemporain, les frères Dardenne exposent une histoire où le malaise et les tensions habitent des personnages qui se débattent pour tout simplement avoir une vie normale, décente. De surcroît ils s’interrogent sur les notions de collectivité et de solidarité. Mais au terme de cette démarche c’est la volonté et le courage qui redonnent toute sa dignité à l’héroïne. Tout bien considéré la véritable richesse de cette bataille est l’élan de Sandra vers la vie, vers une fierté retrouvée.

Date de sortie : 21 mai 2014 - Réalisé par : Jean-Pierre Dardenne - Luc Dardenne - Avec : Marion Cotillard, Fabrizio Rongione, Pili Groyne - Durée : 1h35min - Pays de production : France - Année de production : 2014 - Distributeur : Diaphana