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Le Paris de la modernité (1905 – 1925) Du 14 novembre 2023 au 14 avril 2024

 

Le Petit Palais présente une exposition foisonnante où vous pourrez déambuler à travers les arts, l’histoire, la technologie et l’industrie des années fastueuses 1905 – 1925, pour vous imprégner de cette époque en perpétuel mouvement, imbibée de créations et d’innovations révolutionnaires.

L’exposition se déroule de manière chronologique, mais aussi thématique, et cela en traversant trois périodes : la Belle Epoque (1905 – 1914), la Première Guerre Mondiale (1914 – 1918) et les Années Folles (1919 – 1925). Elle débute par le célèbre « Salon d’automne » de 1905 au Grand Palais, qui marque la naissance du fauvisme (Matisse, Vlaminck, Derain…) et le scandale que ces toiles provoquèrent. La couleur explosive et libérée des fauves inspira une profonde liberté qui choqua. Et c’est cet évènement que la Commissaire d’exposition a choisi pour débuter cette immense balade de création et découverte, pour l’achever en 1925 avec L’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes.

La Grande Guerre tient de surcroît une place importante dans cette exposition, fait rare et passionnant qui permet de ressentir l’atmosphère terrifiante que cette guerre engendra dans ce Paris plongé dans le tumulte et l’effroi, et la manière dont les artistes réagirent.

Ainsi, le désir d’aborder de multiples domaines transparaît avec une curiosité débordante : s’entremêlent la peinture, la sculpture, le théâtre, la danse, la musique, la mode, la littérature, le cinéma, la photographie, les innovations mécaniques et techniques, les arts décoratifs. Il est étonnant de se plonger dans cette époque exubérante et faste, où Paris était une capitale cosmopolite, créative, ouverte et moderne. Plus de 400 pièces jonchent ce parcours que nous ne nous lassons pas de découvrir. Et c’est dans un quartier cher à cette période, Les Champs-Elysées, que le Petit Palais propose cette exposition. Car c’est ici que les nombreux Salons ouvraient leurs portes, qu’ils soient artistiques (comme le Salon d’automne) ou techniques et industriels (avec le développement des cycles, aéroplanes ou automobiles). C’est encore là que l’éclosion de nouvelles galeries d’art permirent à certains artistes d’obtenir des contrats. La mode, quant à elle, vit le célèbre couturier Paul Poiret s’y installer. Et le Théâtre des Champs-Elysées, de style Art Déco, y ouvrit ses portes en avril 1913. Les Ballets russes y furent alors mis à l’honneur avec l’androgyne Nijinsky dans « Le Sacre du Printemps ». Mais outre ce quartier central qui mit en valeur ces créations de génie, l’exposition distingue les fameuses Cités d’artistes où nombre d’inoubliables peintres, sculpteurs, écrivains ou poètes, partagèrent leur talent, leur esprit, leur liberté, leur ouverture et leur solidarité. Du côté de Montmartre d’abord, avec entre autres Le Bateau Lavoir, où Picasso et ses acolytes révolutionnèrent l’art, l’esthétisme, l’écriture … Au « Lapin Agile » aussi, ce célèbre cabaret où tous se retrouvaient. Montmartre vit passer Max Jacob, Marie Laurencin, Brancusi, Modigliani, Kees Van Dongen… tous ces avant-gardistes qui chamboulèrent ce début de siècle. Puis ils changèrent de quartier, pour s’installer à Montparnasse où beaucoup d’artistes étrangers se lièrent à eux. « La Cité Falguière » ou « La Ruche » grouillaient d’artistes cosmopolites, novateurs, où le partage et l’entraide faisaient loi, car nombre d’entre eux vivaient dans une grande précarité. Marie Vassilieff y créa aussi l’Académie Vassilieff où lettrés et artistes russes se croisaient. Montparnasse regorgea alors d’illustres personnages : Zadkine, Apollinaire, Chagall, Erik Satie, Fernand Léger, Blaise Cendrars, Diego Rivera…

Les premières salles de l’exposition, qui retracent la Belle Epoque de 1905 à 1914, mettent en exergue tous ces artistes, toutes disciplines comprises, la danse et la musique s’émancipant aussi des codes préétablis, ainsi que les Salons, centrés sur la création artistique mais aussi sur l’innovation technique. Un magnifique aéroplane de 1911, une voiture Peugeot type BP1 et une bicyclette pliable y ravissent le public.

Mais le 3 août 1914, c’est le choc : l’Allemagne déclare la guerre à la France. L’allégresse et l’exultation créative laissent place à l’engagement, au combat. Des artistes vont se porter volontaire pour aller sur le front (comme Blaise Cendrars ou Apollinaire) et se retrouver au milieu de l’effroi des tranchées, d’autres vont y être recrutés comme peintres aux armées, parcourant les zones de guerre pour y faire des croquis. Ce fut le cas des Nabis par exemple, avec Félix Valloton ou encore Pierre Bonnard… Il y eut aussi les réformés (comme Modigliani), et ceux qui quittèrent le territoire. L’exposition met en avant l’engagement de tous ces citoyens de la liberté. Même si la guerre a d’abord anéanti la ferveur des artistes, Paris va peu à peu reprendre de sa verve à travers une identité culturelle forte qui, dès la fin de l’année 1915, s’affirme de nouveau. Sans jamais oublier les tourments et l’épouvante de ce que vit le pays. Certaines expos glorifient l’enthousiasme patriotique, d’autres accusent l’ennemi allemand de ravager le patrimoine national, avec par exemple « L’exposition d’œuvres d’art mutilées ». Certains artistes blessés reviennent à Paris, comme Georges Braque, Blaise Cendrars ou encore Guillaume Apollinaire. Face à la désolation, la violence et la mort, un élan de vie rejaillit à travers l’art, et de nombreux artistes et intellectuels créent de nouveau au sein de la capitale bombardée. La solidarité est de mise, la débrouille nécessaire, et la vie culturelle reprend vigueur. L’opéra ouvre de nouveau ses portes, tout comme les théâtres. La créativité bat de nouveau son plein. En 1917, au Théâtre du Chatelet, le célèbre ballet « Parade », écrit par Jean Cocteau et composé par Erik Satie, surprend en incorporant des bruits de machine à écrire, de sirènes, de bouteilles. La chorégraphie est de Leonide Massine et la scénographie de Pablo Picasso. La même année, dans la galerie avant-gardiste Berthe Weill, Amedeo Modigliani présente des nus avec des poils qui feront scandale.

Le monde artistique fait donc parler de lui avec talent et fracas, ce qui crée bien évidemment un vaste contraste entre cette énergie créative et la réalité des tranchées.

Puis vient le troisième mouvement de l’exposition : l’allégresse de l’après-guerre. Un éclat de joie retentit sur Paris où toutes les libertés explosent, où les tabous tombent, où les excès en tout genre secouent cette société exaltée dont la légèreté, la bagatelle, la luxuriance et le tumultueux bouillonnement culturel sont les fers de lance. Le corps féminin se libère, soutenu par la mode. Les créations de Paul Poiret sont d’ailleurs bien présentes dans cette exposition. La musique jazzy fait fureur, la Revue nègre consacre le succès de la danseuse américaine Joséphine Baker (1925), les Ballets Suédois s’installent au Théâtre des Champs-Elysées (1920 à 25) où ils représentent une belle vitrine littéraire de cette époque inouïe (avec des livrets de Paul Claudel, Pirandello, F. Picabia, Cocteau…), sous la direction d’un chorégraphe novateur : Jean Börlin. Cette nouvelle manière de danser sera souvent incomprise, mais bouleversera la vision de l’art de la danse. Ces intenses bouleversements culturels, sociétaux et artistiques déterminent ces Années Folles où le besoin de vivre, à travers toutes formes de découvertes, d’excès et de liberté, témoigne d’un désir fulgurant de mettre derrière soi l’horreur de la Grande Guerre. Les mouvements surréaliste et dadaïste apporteront eux aussi de nouvelles formes d’expression, que ce soit à travers la peinture (Max Ernst, Dali), la poésie (André Breton, Aragon), la sculpture ou encore le cinéma (« Un chien andalou »). Ils suscitent la révolte, heurtent le bon sens et ainsi secouent l’ordre établi. Quant au cinéma, il séduit par sa recherche sur le mouvement et la vitesse. Sont aussi mis en exergue des romans qui percutent le monde littéraire, comme « Le diable au corps » de Raymond Radiguet ou « La garçonne » de Victor Margueritte. Et c’est la quintessence de l’« Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes » qui clôt ce long et palpitant chemin, célébration des arts décoratifs dans une exposition transversale où la capitale parisienne accueillit 21 nations (hormis les Etats-Unis et l’Allemagne). Cet évènement, dédié à la décoration et à l’architecture moderne, mit en valeur une pluralité de disciplines artistiques et industrielles.

 

La richesse et les bouleversements de ce premier quart de siècle nous tiennent en haleine tout au long de cette flânerie qui nous emporte dans sa démesure créative, humaine et sociétale. Paris et la modernité ne furent qu’un, et nous déambulons à travers sa mémoire avec un plaisir gourmand et rassasié.

 

Du 14 novembre 2023 au 14 avril 2024 au Petit Palais. 

 

Le Ravissement D’Iris Kaltenbäck

« Le ravissement » est le premier long métrage d’Iris Kaltenbäck. Ce film subtil relate avec délicatesse et acuité comment une jeune femme, sage-femme de son métier, va commettre l’acte désespéré de s’accaparer illégitimement le bébé de sa meilleure amie. La spirale infernale du mensonge va s’emparer d’elle et la faire basculer dans un tourbillon abyssal.

Le tumulte intérieur de Lydia débute par sa rupture amoureuse avec son compagnon qui lui a été infidèle. Alors qu’elle s’apprête à partir fêter l’anniversaire de sa meilleure amie Salomé, pétillante dans sa belle tenue de soirée, l’homme de sa vie lui avoue l’avoir trompée. La relation prend fin dans la foulée. Elle quitte seule l’appartement et rejoint son amie où la fête bat son plein. Elle accompagne alors Salomé aux toilettes. Son amie fait un test de grossesse qui se révèle positif. L'existence de la sœur de cœur de Lydia va bientôt être bouleversée. Cependant Lydia décide de taire sa rupture et ne lui dit rien du choc foudroyant qu’elle vient de vivre. Tout comme elle continue son travail de sage-femme à l’hôpital, le lendemain, avec douceur et gentillesse. La jeune femme aime sincèrement son métier. Les gestes sont précis, l’attention palpable. Lydia continue d’avancer, sans se confier, sans changer d’attitude apparente. Mais nous pressentons qu’elle ne se sent pas bien, qu’une instabilité l’habite, même si elle ne l’extériorise pas. La solitude l’envahit, l’isole. En dehors de son travail, la vacuité la submerge. La cinéaste nous le fait ressentir par petites touches : ses silences, sa manière de se mouvoir, ses errances où elle paraît si seule au milieu de Paris, la fuite de son appartement désertique… C’est en s’endormant dans un bus de nuit qu’elle va rencontrer Milos, le chauffeur du bus, qui la réveille au terminus. Elle se retrouve en pleine nuit au milieu de nulle part. L’homme l’accompagne jusqu’à une borne de taxis, pour finalement l’inviter à boire un verre. Milos et Lydia vont vivre une aventure d’un soir, mais la jeune femme va s’attacher à cet homme qui lui explique ne pas désirer s’investir dans la moindre relation. Encore une déception, qu’elle ressent comme un abandon alors qu’elle le connaît à peine. Toutes ces désillusions vont peu à peu la détacher du réel, alors que Salomé, de son côté, est très heureuse de sa vie en couple et de sa grossesse. Elle fait d’ailleurs complètement confiance à son amie pour l’aider à gérer ce bouleversement qu’est d’attendre un enfant.

Iris Kaltenbäck, après avoir étudié le droit et la philosophie, a intégré la Femis dans la section Scénario. Lors de l’élaboration de son court-métrage « Le vol des cigognes », elle lit un fait divers qui l’interpelle : une femme a emprunté le bébé de sa meilleure amie et s’est fait passer pour sa maman auprès d’un homme qui lui plaît. Plusieurs questions se posent alors à elle et lui donnent l’envie de créer une fiction qui s’axerait sur le chamboulement que cet acte inouï peut produire. Tant sur l’amitié entre les deux amies que sur une histoire d’amour et de paternité naissante, fondées sur une accumulation de mensonges qui broient tout espoir de retour en arrière. Dans « Clap.CH », Iris Kaltenbäck explique qu’elle désirait « raconter comment du vrai naît du faux » : « le mensonge va provoquer des vrais sentiments, des vraies relations, des vraies situations. C’est très difficile de démêler le vrai du faux dans le mensonge. C’est là que ça devient un piège dans lequel on s’enferme » (Clap.CH).

Lydia va transformer sa propre existence en fiction, elle va s’inventer une vie et faire croire à Milos, qu’elle recroise par hasard dans un ascenseur de l’hôpital, que le bébé qu’elle porte dans ses bras est le sien. A partir de là, elle met en scène sa vie, comme Iris Kaltenbäck met en scène son personnage. La cinéaste désirait dépeindre le point de vue de la jeune femme, l’accompagner dans ses cheminements, l’escorter au plus près. Il était important pour elle de ne pas la juger, mais plutôt tenter de la comprendre, de l’humaniser. Et il était aussi nécessaire de ne pas caricaturer le personnage de Milos (Alexis Manenti), de ne pas le mettre de côté. D’ailleurs, Iris Kaltenbäck a choisi d’insérer une voix-off qui est celle de Milos : il est le narrateur de cette histoire, car il lui est nécessaire de tenter de comprendre Lydia. Dès le début, nous apprenons que la jeune femme est en prison. Aucune image de procès. La cinéaste préfère revenir en arrière et suivre Lydia en embrassant son point de vue sur ces moments de vie. Quant au personnage de Milos, elle raconte : « J’avais envie de raconter l’histoire d’un homme qui n’a a priori aucun désir de paternité, une sorte de loup solitaire presque un peu cliché. Lorsqu’il y a cette rencontre avec le bébé, un attachement va se créer hors du biologique, de l’ordre de la pure croyance, une volonté de croire qu’il est le père de cet enfant. De la même façon, je voulais interroger ce lien de paternité qui se crée chez une personne pour qui on ne l’attend pas forcément » (Sorocine). Le souhait d’Iris Kaltenbäck était d’écrire un film romanesque, où la solitude touche différemment ces êtres ordinaires qui se meuvent dans un quotidien pas toujours facile.

Milos et Lydia exercent tous les deux des professions dont la société ne peut se passer (chauffeur de bus la nuit et sage-femme) mais qui les oblige souvent à vivre à l’écart des autres, de par leurs horaires, leur fatigue. Ces métiers les contraignent à se dissocier et les poussent à l’isolement, au sein d’un environnement urbain très fort, où l’errance des personnages est mise en exergue par la cinéaste. Iris Kaltenbäck cite plusieurs films qui l’ont inspirée. Tout d’abord « Taxi driver » de Martin Scorsese et « Panique à Needle Park » de Jerry Schatzberg, deux films américains des années 70, pour la « corrélation entre le romanesque et le réel » (Iris Kaltenbäck, Semaine de la critique au Festival de Cannes). La réalisatrice aime instiller du réel dans la fiction, bien ancrer ses personnages comme des héros ordinaires, a l’instar des personnages de deux autres films qu’elle cite aussi comme références : « Yi Yi » d’Edward Yang et « Millenium mambo » de Hou Hsia-Hsien, films taïwanais des années 2000, où les héros sont esseulés, isolés du monde urbain qui les entoure. La solitude et le rapport à la ville sont inhérents à ces films. Et c’est ce qui intéresse Iris Kaltenbäck. Toutes ces références ont fait l’objet de discussions et de réflexions entre la directrice de la photographie Marine Atlan et la cinéaste. Celle-ci aime aussi le travail des réalisatrices Kelly Reichardt et Lucrecia Martel, ainsi que du cinéaste japonais Ryusuke Hamaguchi, parce qu’ils « abordent la question de l’expérience féminine d’une façon intime » (Semaine de la critique, Cannes). Enfin, Iris Kaltenbäck aime énormément le cinéma de Kaurismaki : « Il arrive à raconter comment des solitudes se rencontrent, mais aussi la mélancolie amoureuse, le trouble suscité par les premiers regards » (Frenchmania, interview I. Kaltenbäck). Elle a pensé à ce cinéaste pour la séquence où Lydia et Milos se rencontrent, la nuit, et qu’ils vont vivre leur premier tête-à-tête. La réalisatrice se nourrit du cinéma qu’elle aime, de manière éclectique. Grâce à tous ces cinéastes, elle s’enrichit, s’imprègne de leur art, et insuffle à son œuvre propre un souffle nouveau, singulier.

La question de la solitude est donc au centre de ce film à travers Lydia et Milos, mais elle va aussi toucher le personnage de Salomé. Pourtant elle a une vie épanouie, bien incorporée dans la société, avec un bon niveau de vie et un mari avec lequel elle se sent bien. C’est la naissance de sa fille qui va tout bouleverser : elle se sent d’abord totalement étrangère à ce bébé, isolée pour la première fois de sa vie, vivant avec effroi la solitude que le baby blues peut procurer : la déprime, la fatigue, la tristesse… La vacuité s’installe, ainsi que l’incompréhension. Et c’est Lydia qui va la soutenir et lui proposer de s’occuper régulièrement de l’enfant pour que son amie récupère, aille mieux. Salomé est la famille que Lydia a choisie. Son bébé fera naturellement partie de sa famille de cœur. Jusqu’au mensonge fatal, celui qui va l’emmener vers l’issue fatidique d’un comportement irrémédiable. L’enfant, qu’elle fait passer pour le sien et celui de Milos, va la ramener vers une sensation de bonheur qui l’avait quitté depuis longtemps. L’homme qu’elle aime est revenu vers elle, parce qu’il y a la petite Esmée (prénom signifiant « qui est aimé »). Lydia a fui le réel, pensant qu’altérer la vérité lui permettrait de revenir à la vie, à un espoir. Elle est dans le déni, pour de petits instants de félicité.

Le titre du film, « Le ravissement », s’inspire d’un livre de Marguerite Duras, « Ravissement de Lol V. Stein » (1964). Iris Kaltenbäck explique combien ce roman l’a chamboulée lorsqu’elle était adolescente, avec « l’histoire de cette femme qui voit son fiancé tomber fou amoureux d’une autre femme devant ses yeux ». Elle se souvient « J’avais adoré la manière dont elle racontait le trauma de façon presque sourde, et le déni, ce déni qui habite le personnage pendant tout le livre et qu’elle a besoin de revisiter. Ca m’avait parlé de façon très intime, éclairé sur le rapport qu’on peut avoir aux évènements difficiles dans la vie et paru extrêmement juste. Cette façon de saisir comment les choses traumatisantes ressurgissent lentement, de manière déplacée » (Semaine de la critique, Cannes). Le déni de chagrin est lui aussi au centre de l’histoire écrite par la cinéaste. De surcroît, le terme « ravissement » est un mot polysémique. Il suggère l’extase, l’émotion d’une personne exaltée, mais aussi l’enlèvement, le rapt. Pour Iris Kaltenbäck, ce titre se rapporte avant tout à une extase amoureuse, au fait « d’être ravi à soi-même ». Son personnage Lydia « est ravie à elle-même, (…) et c’est comme ça que commencent les mensonges : elle se perd dans le regard de l’autre, elle se perd car elle subit une rupture amoureuse qui la traumatise (…). Elle ne sait plus très bien qui elle est et c’est à partir de ce moment là qu’elle commence à faire fiction d’elle-même et à mentir ». Ce titre représente ainsi « l’idée qu’on peut être comme enlevée à soi-même avant toute autre forme de ravissement » (Interview Clap.ch).

Iris Kaltenbäck, à travers sa mise en scène, nous fait percevoir les sensations psychiques de cette jeune femme en souffrance, tout en l’impliquant sur la tournure absolument condamnable de ses agissements. Elle est en compassion avec Lydia, sensible à sa douleur, son déni, son mensonge. Elle l’humanise, tente de la sonder, sans jugement ni déni de l’acte criminel qu’elle va commettre. C’est le chemin qui a emmené la jeune femme vers l’irréparable, qui la fait s’emprisonner dans cette fabulation, qui nous emporte. Et c’est justement ce que Milos tente de saisir. Surtout qu’il n’a rien décelé du comportement déviant et du désarroi de Lydia. A-t-il lui aussi eu une once de déni ? N’a-t-il pas voulu voir ? En cela Milos est un personnage qui suscite beaucoup d’intérêt : il se remémore les moments passés pour cerner où il a failli, ce qu’il a laissé échapper sans se poser de questions. Il cherche, s’interroge, tout comme la réalisatrice le fait.

« Le ravissement » parle aussi d’un sujet inhérent à cette histoire : la maternité. La manière de filmer un accouchement s’est très vite posée pour Iris Kaltenbäck et M. Atlan. La cheffe opératrice, la trentaine passée, aime travailler avec des réalisateurs proches de son âge : « C’est important pour moi de faire des films avec des cinéastes de ma génération pour repenser la manière dont on les fabrique, pour réfléchir à une logique d’horizontalité sur un plateau, mais aussi pour renouveler les formes » (Marine Atlan, Trois couleurs). La question de la justesse quasi-documentaire de la maternité s’est imposée : « Je me suis rapidement dit que je voulais filmer de vrais accouchements, filmer cette épreuve physique et poser cette question du ravissement, du premier regard, le filmer. Que ce soit là, avoir cette précision documentaire sans recourir au discours » (Iris Kaltenbäck, Semaine de la critique, Festival de Cannes). La cinéaste, avec l’autorisation d’une maternité, a pu accompagner les gardes de sages-femmes pour s’imprégner de leur travail, de leur investissement, de leur manière de s’occuper des parturientes. Certaines futures mamans ont accepté d’être filmées pendant leur accouchement. Hafsia Herzi (Lydia), habillée en sage-femme, a assisté et épaulé une vraie sage-femme, tout en s’investissant totalement, et alors pris réellement part aux accouchements. La cinéaste a ainsi mis en images une confluence entre la fiction et le réel. Il y a une authenticité poignante dans les scènes tournées à la maternité.

Au sujet de la photographie, Iris Kaltenbäck explique qu’elle voue un intérêt immense à la couleur. L’incidence des films américains des années 70 l’a beaucoup stimulée, vis-à-vis du rendu de leur granulation. Elle cite par exemple les couleurs Kodak de « Taxi driver » de Martin Scorsese. Elle justifie ce choix : « On peut utiliser toute une palette de couleurs vives même pour raconter une histoire des plus sombres. Pour ce film, j’avais envie de prendre le contre-pied des traitements un peu clichés du fait divers au cinéma, de m’éloigner des teintes grisonnantes et du naturalisme. (…) Je trouvais ça plus fort de raconter, par le vêtement aussi, qu’elle veut être vue ». Elle ajoute, au niveau des séquences nocturnes : « J’avais envie de travailler sur les lumières de la ville quand le soleil n’est plus là, et de pousser à fond le romanesque et la fiction » (Interview I. Kaktenbäck, Frenchmania). Quant à la musique, composée par Alexandre de la Baume, elle s’est imposée comme une « vraie narration ». Le musicien a pu composer dès l’écriture du scénario, ce qui fut fructueux pour le tournage, où la réalisatrice possédait déjà les premières ébauches des musiques d’Alexandre. Les différentes tonalités et sonorités sur les morceaux qu’il lui présentait ont permis de créer un dialogue entre image, voix-off et musique, ce qui a beaucoup servi le film. A de la Baume confie « Ce que j’ai apprécié dans le scénario, c’est qu’il se situait à l’intersection de différents genres. Ce n’est pas un film naturaliste. Ce n’est pas non plus un thriller. Il y a un aspect romanesque marqué avec cette voix-off (l’amant, Milos). (…) On se sent très proche de l’héroïne car elle est présente dans chaque scène, et en même temps, on s’interroge avec le narrateur à son sujet. Je voulais donc que la musique ait cette tonalité romanesque, sans être trop datée. Je ne voulais pas non plus composer une bande originale à l’ancienne. Il y a un aspect documentaire dans le film (la maternité). Je souhaitais que la musique épouse le lyrisme du film, sans orienter de manière excessive le drame. Le film n’est jamais lourd en soulignant de manière appuyée le tragique ou l’angoisse de la situation. Je voulais que la musique reflète cette dualité présente dans le titre, « Le ravissement », avec ses connotations à la fois extatiques et dramatiques » (A. de La Baume, Cinezik). Là encore, la musique ne suggère ni n’impose aucun jugement. Elle est en lien étroit avec le personnage de Lydia, dans cette terrible spirale de solitude, de mensonge, de cet immense besoin d’amour insatiable.

« Le ravissement » est un film qui nous emporte, nous ravit, en toute subtilité, et nous interroge sur les chamboulements et l’essence même de la nature humaine, et dès lors sur nous-mêmes.

 

 

 

Réalisation : Iris Kaltenbäck / Scénario : Iris Kaltenbäck / Directrice de la photographie : Marine Atlan / Chef opérateur son : Guilhem Domercq / Décors : Anna Le Mouël / Costumes : Caroline Spieth / Musique : Alexandre de la Baume / Montage : Suzana Pedro / Production : Mact Productions, Marianne Productions, JPG Films, Jean-pierre Guérin / Distribution : Diaphana Distribution, Be For Films / Distribution des rôles : Hafsia Herzi (Lydia), Alexis Manenti (Milos), Nina Meurisse (Salomé), Younès Boucif (Jonathan), Radmila Karabatic (Jelena), Ana Blagojevic (Ana), Grégoire Didelot (Philippe), Matthieu Perotto (Julien)

L’enlèvement De Marco Bellocchio

Marco Bellocchio révèle le pouvoir et l’emprise destructrice de l’église catholique du XIXème siècle lors de l’affaire Mortara, histoire tristement irrécusable où un jeune garçon juif de sept ans est enlevé de force à sa famille par l’injonction du prêtre inquisiteur qui envoie en pleine nuit les soldats du Pape pour emmener le petit Edgardo.

Le cinéaste ouvre son film en l’an 1858, au sein du quartier juif de Bologne, où le couple Mortara, de confession juive, vit avec ses enfants. La ville est alors sous l’autorité des Etats pontificaux. Ses soldats font une intrusion nocturne dans l’appartement des Mortara, obligent les parents à lever les enfants déjà couchés et demandent les prénoms des garçons. Seul Edgardo les intéresse. Baptisé secrètement six ans auparavant par l’ancienne nourrice catholique de l’enfant (qu’elle baptise seule aves quelques gouttes d’eau sur la tête du bébé !), le petit de sept ans va en conséquence être arraché à ses parents, déraciné de cette famille aimante, pour être confié à l’école des Catéchumènes, dépendante du Saint-Siège, alors que le Pape Pie IX y « règne » comme un despote. Les parents d’Edgardo n’auront de cesse de se battre pour récupérer leur fils, d’avertir l’opinion publique de cet enlèvement effroyable, et de soulever la communauté juive, jusqu’à une incidence internationale, afin que Pie IX revienne sur cette décision brutale. Mais le Pape reste intransigeant, insensible à la détresse de la famille. Le garçon fait son entrée dans sa « nouvelle demeure », avec d’autres enfants de son âge où un petit camarade lui conseille d’adopter une conduite irréprochable pour revoir rapidement sa famille. On lui confie, devant une représentation gigantesque du Christ sur la croix, que les juifs ont tué Jésus. Edgardo va alors scrupuleusement apprendre et suivre la doctrine catholique, donnant l’impression que cette conversion est harmonieuse et épanouissante. Le père et la mère du petit pourront le revoir chacun leur tour au bout de quelques mois. Mais le déchirement est total. Jamais les parents n’accepteront de se convertir pour être de nouveau près de leur enfant, mais jamais ils ne cesseront de lutter pour qu’il soit à leurs côtés. Cependant l’endoctrinement psychologique opère avec fulgurance sur Edgardo dont l’esprit semble plonger sans retour dans la foi catholique.

Marco Bellocchio s’inspire sans concession de l’histoire vraie d’Edgardo Mortara qui, malgré cette effroyable douleur que fut la séparation cruelle d’avec les siens, devint prêtre et resta toute sa vie un fervent catholique. L’histoire de ce jeune garçon fut à l’époque très médiatisée, grâce au combat incessant de ses parents contre le pouvoir pontifical, en sollicitant la presse et la communauté juive. Le scandale fut retentissant, mettant en exergue une résistance face au pouvoir pontifical et à l’arrogance d’un Pie IX conservateur et sentencieux. Et cela lors d’une période historique qui marque une orientation nouvelle : le prochain démantèlement de l’Etat pontifical. Ce virage politique amènera quelques années plus tard l’unification de l’Italie, délivrée de la mainmise papale.

Les recherches sur l’affaire Mortara apprirent de surcroît au cinéaste qu’elle était loin d’être la seule : les historiens témoignent que de nombreux récits actant de conversions forcées furent de mise, accrues par des circonstances historiques où les juifs étaient fermement discriminés. Ces conversions « clandestines », justifiées en invoquant la certitude religieuse que la foi catholique est la seule qui puisse sauver les âmes perdues, furent donc répandues afin d’inciter les familles de confession juive à adopter la religion catholique. En acceptant de se convertir, les parents pouvaient alors reprendre leurs enfants. Mais les Mortara ne cèderont jamais. Pour eux, le choix est impossible.

Marco Bellocchio s’intéressa à ce sujet passionnant il y a déjà quelques années, mais il apprit que Steven Spielberg travaillait sur ce projet et avait décidé de faire un film sur l’affaire Mortara. Il laissa donc tomber. Lorsqu’il sut que Spielberg avait finalement décidé d’abandonner, il se lança dans cette aventure. Le cinéaste avait découvert l’existence d’Edgardo dans un livre du fervent catholique Vittorio Messori, très conservateur, qui soutenait l’attitude du pape et justifiait alors sa manière d’agir sur l’arrachement du petit garçon à sa famille. Cet auteur soutenait la thèse d’une libre conversion de la part du jeune homme. Le principal concerné, Edgardo Mortara, écrivit de son côté son autobiographie pour certifier que sa conversion n’avait pas été forcée. Le cinéaste a d’ailleurs utilisé quelques éléments de ce livre dans son film. Dans son interview cannoise, Marco Bellocchio explique que le livre de V. Messori « révèle les contradictions de Mortara sur le plan existentiel. Mortara a revendiqué sa liberté et sa conversion spontanée pour devenir catholique. Mais le récit de Messori trahit une souffrance, une angoisse permanente avec les contradictions qui l’habitaient. » Cependant, Edgardo « n’a jamais remis en question sa conversion à la foi catholique » (Festival de Cannes).

En sus de ces références, Marco Bellocchio et la scénariste Susanna Nicchiarelli ont axé leurs recherches sur les livres de Daniele Scalise et David Kertzer. De plus, S. Nichiarelli a expliqué lors d’une conférence de presse : « Nous avons eu la chance de pouvoir travailler sur les sources directes. Nous avions les dépositions du procès et notamment celles de Mariana Mortara, la mère, qui décrivait en détail toute la première partie du film, l’arrivée des policiers, le fait qu’ils demandent le nom des enfants… Cela nous a permis de choisir entre un grand nombre d’éléments qui sont vraiment arrivés » (France 24).

L’histoire des Mortara a tellement provoqué de réactions enflammées, en raison de sa forte médiatisation, que moult ouvrages ont été écrits, avec des faits souvent divergents, des opinions biaisées. Il a donc fallu traiter les différentes informations, les écrémer. Une fois ce laborieux travail réalisé, les coscénaristes ont dû tisser les liens et pensées intimes et profonds des personnages, sur lesquels il y avait peu d’indications. Les faits historiques, eux, ont été strictement respectés. Ils ont aidé à structurer le scénario, qui s’articule autour de trois évènements : l’enlèvement en 1858 ; le procès de l’inquisiteur Feletti, grâce à la prise de contrôle des nationalistes à Bologne en 1860 ; et enfin la prise de Rome en 1870 (Brèche de Porta Pia) qui marque la chute des Etats Pontificaux et du pouvoir papal. Car cette histoire a eu lieu alors que le pouvoir temporel de l’Eglise commençait à s’effriter. La domination outrancière des Etats pontificaux glissait sur une vague fondamentaliste, où l’intolérance pouvait briser des vies sans aucun remords. Marco Bellocchio explique d’ailleurs que son opus est avant tout un film contre l’intolérance, et non contre l’église catholique. Il raconte : « Le petit Edgardo n’a jamais été maltraité, au contraire, il a bénéficié d’une attention extrêmement bienveillante ». Il le décrit comme « une bouée de sauvetage » au sein d’un monde qui s’effondre : « Quand quelqu’un, comme un dictateur, ne veut pas perdre le pouvoir, il préfère aller jusqu’au bout de la chute. C’est le cas de Pie IX qui dit : « Non, je ne renoncerai pas au petit Edgardo » » (Marco Bellocchio, France 24). Le pape Pie IX, progressant dans une logique impérieuse et tyrannique, est ici montré comme l’antithèse de cette famille juive qui dédie son existence à l’union familiale, à la force et la profondeur d’une intimité protégée, à ses croyances.

Le cinéaste traduit cette dichotomie par une mise en parallèle, et de temps en temps par un montage alterné, entre les rituels judaïques et catholiques, entre la lutte des parents d’Edgardo pour reprendre leur fils et les différentes phases du parcours d’Edgardo au sein de l’église catholique, mettant par exemple en exergue des analogies sur la gestuelle de la mère et celle du pape. Edgardo se cache, au début du film, sous la robe de sa mère chérie pour ne pas être emmené. La scène où Edgardo se réfugiera sous la robe papale dans les jardins du Vatican y fera écho. Le transfert est sous-jacent et implicitement terrible. Marco Bellocchio navigue de surcroît entre l’endoctrinement du petit garçon et son admiration hypnotique pour le Christ, et l’attente cruelle que subissent ses parents. Le désespoir grandissant des parents est mis en parallèle avec une quiétude qui apparaît de plus en plus nettement chez Edgardo, s’immergeant indubitablement dans la croyance catholique. Deux autres scènes s’entremêlent avec effroi : celle du procès qui proclame que l’inquisiteur Feletti, accusé d’avoir enlevé Edgardo, est innocent, avec la cérémonie de la Confirmation du garçon qui se déroule à Rome, scène qui soutient fermement le baptême réalisé clandestinement par une bonne névrosée. Le cinéaste montre avec habileté l’emprise inexorable de l’Eglise sur l’enfant, autant que la perte abominable d’un fils volé, embrigadé, et converti. La mezouza, offerte par la mère d’Edgardo à son fils, sera très vite remplacée par la croix catholique accrochée au cou de l’enfant. Mais pour montrer le refus des familles à se convertir malgré l’horreur de la conversion forcée de leur enfant, la maman de Simone, garçon juif emmené lui aussi dans cette école à Rome, réussira à placer une mezouza dans le cercueil ouvert de son fils mort de maladie lors de la cérémonie à l’église. De plus Marco Bellocchio enchevêtre les scènes intimistes à celles de l’Histoire italienne, alors que le désordre politique bat son plein, que le pays est en pleine tourmente.

Esthétiquement, le cinéaste a pris soin de travailler sur le clair-obscur, avec des teintes nuancées à l’instar des peintures italiennes de 1840 à 1870. Comme l’explique le directeur de la photographie Francesco di Giacomo : « C’est fascinant en temps qu’œuvre d’époque, mais un peu moins en termes de lumière et de couleur » (Interview Sony). Dans sa conférence de presse à Cannes, Marco Bellocchio précise : « Nous nous sommes inspirés de la peinture réaliste et romantique de l’Italie du 19ème siècle, une période durant laquelle l’Italie s’est construite et dont sont issues nombres de toiles avec des sujets militaires et familiaux. En ce qui concerne les décors, les costumes, les couleurs et les contrastes, nous nous sommes également basés sur des toiles issues de la grande tradition pré-impressionniste de la peinture italienne et française, tel Eugène Delacroix ».

En terme de lumière, le directeur de la photographie nous apprend que Marco Bellochio ne désirait pas qu’il y ait de « grandes zones d’obscurité : il voulait que le public puisse voir partout, et il ne voulait pas de bougies ». Pour F. di Giacomo, ce fut une gageure. De plus, les jeunes acteurs (de nombreux enfants jouent dans le film) devaient le plus possible tourner durant la journée, même si beaucoup de scènes du film se déroulent la nuit. Il a donc fallu filmer ces scènes nocturnes de jour : « une option était de placer une tente au-dessus des bâtiments ou de bloquer complètement la lumière extérieure, mais Marco voulait que le spectateur ait l’impression qu’un monde existait en dehors. C’était particulièrement important pour les scènes d’ouverture où l’enlèvement a lieu pendant la nuit. (…) Les concepteurs de production du film ont habillé les fenêtres pour qu’elles ressemblent à de vieilles fenêtres en plomb, et des rideaux ont été utilisés pour réduire la quantité de lumière qui passe à travers. Parce que les personnages principaux étaient souvent des enfants, la caméra était généralement assez basse par rapport au sol, donc quand il y avait une fenêtre en arrière-plan, le ciel « nocturne » devait au moins être légèrement visible à travers » (Sony). Nous mesurons grâce à ces témoignages toutes les contraintes et la complexité d’un tel tournage. De surcroît, filmer les plans extérieurs fut aussi complexe, pour des raisons différentes. Les scènes de nuit extérieures, tournées dans des villes italiennes historiques (dont évidemment Bologne), nécessitaient que les éclairages de rue soient éteints. Ces lieux magnifiques sont très touristiques, d’où la difficulté de bloquer leur passage. Mais l’équipe a relevé le défi pour remédier à toutes ces exigences. En terme d’image, le directeur de la photo conclut : « L’objectif était de produire une image très propre et pure. Parce que l’histoire montre beaucoup de souffrance, il était important d’avoir cet aspect épuré pour que le public ne se sente pas opprimé en regardant le film » (Interview F. di Giacomo, Sony, Le tournage de « Rapito » avec la Venice, septembre 2023). Ce travail sur la lumière, sur la photographie, est sublimé par les compositions musicales de Fabio Massimo Capogrosso. La musique est souvent puissante et lyrique afin d’accompagner les émotions magnifiées par les images. Mais ces grands airs symphoniques pouvaient également trancher avec une disharmonie de sons, des sonorités suraiguës, perçantes et déconcertantes, avec un tintement de cloches mélangé aux notes musicales… Là aussi la création sonore fut délicate. Dans une interview sur Cinezik, F. Massimo Capogrosso explique : « il a fallu faire des recherches sur la musique hébraïque et chrétienne. Le réalisateur ressentait le besoin de représenter ce contraste entre ces deux religions. Il voulait également un langage très original et contemporain. Il y a aussi des anciens airs populaires. Pour moi, les modèles ont été Stravinski, Berio. Il voulait donc se rapprocher de la source. » Plusieurs thèmes habitent le film : « Le thème le plus humoristique représente le monde des enfants, l’atmosphère ludique. Pour le thème dramatique, j’ai mélangé des éléments de mon propre style, de ma musique et un thème populaire de la fin du 19ème siècle. J’ai pris les quatre premières mesures de ce thème et les ai modifiées en fonction des besoins du film » (Cinezik). De plus, le compositeur a créé des thèmes qui accompagnent la trajectoire de vie du personnage d’Edgardo, ce qui instaure un lien narratif. D’autres spécificités sont aussi présentes dans « L’enlèvement », comme elles le sont toujours chez Marco Bellocchio : l’onirisme et le sens du grotesque. Deux scènes oniriques sont mises en image : le rêve d’Edgardo, qui retire les clous de l’immense croix du Christ afin qu’il descende et puisse partir, et le cauchemar de Pie IX où des rabbins le circoncisent. Le cocasse, l’absurdité, font aussi partie de la signature du cinéaste. C’est aussi une manière de disloquer les comportements humains, de fouiller dans la nature même des individus. Tenter de sonder l’être, avec toutes ses contradictions, est un dessein qui préoccupe Marco Bellocchio. C’est avant tout l’histoire de ce jeune garçon qui a passionné le cinéaste. Car Edgardo est toute sa vie resté fidèle à l’église catholique, même lorsqu’il a eu la possibilité de la quitter (lors de la libération de Rome). Quant au drame de la séparation de l’enfant et de ses parents, de l’enlèvement au nom d’un pouvoir absolu qui n’est autre que criminel, le réalisateur y a trouvé un sujet à la fois perturbant et abominable. Sans oublier l’obsession d’Edgardo, jusqu’à sa mort, de vouloir encore convertir sa famille dévouée à jamais au judaïsme.

Le cinéaste de 83 ans nous livre un film d’une puissance incroyable, d’une destinée inouïe et déconcertante. Marco Bellocchio a été ému par cette histoire tant par l’émotion qu’elle insuffle, que par le malaise et la discorde qui la hantent. La conviction religieuse, l’emprise, l’absolutisme papal, la résistance face à une injustice effroyable et l’amour familial traversent ce film avec grâce et dignité. Le cinéaste n’a pas perdu de sa superbe.

 

 

 

Réalisation : Marco Bellocchio / Scénario : Marco Bellocchio et Susanna Nicchiarelli / Musique: Fabio Massimo Capogrosso / Décors : Andrea Castorina / Costumes : Sergio Ballo et Daria Calvelli / Photographie : Francesco Di Giacomo / Son : Adriano Di Lorenzo / Montage : Francesca Calvelli / Production : IBC Movie, Kavac Film, Rai Cinema, Ad Vitam, The Match Factory / Distribution : 01 Distribution, Ad Vitam / Date de sortie : 1er novembre 2023

 

Distribution : Paolo Pierobon (Pie IX), Fausto Russo Alesi (Momolo Mortara), Barbara Ronchi (Marianna Padovani), Enea Sala (Edgardo Mortara enfant), Leonardo Maltese (Edgardo Mortara adulte), Corrado Invernizzi (Juge Carboni), Filippo Timi (Cardinal Giacomo Antonelli), Fabrizio Gifuni (Feletti l’inquisiteur)

Avant la terreur De Vincent Macaigne

Après six années d’absence sur la scène théâtrale, Vincent Macaigne fait son grand retour avec une adaptation diantrement libre de Richard III, la pièce du dramaturge William Shakespeare écrite en 1592. Il en est l’auteur, le metteur en scène et le scénographe, et nous livre une œuvre tragi-burlesque où le chaos pulvérise l’espace scénique avec une énergie démesurée, exubérante, fantasque.

« Avant la terreur » s’inscrit dans un mode sociétal dysfonctionnel, où la « terreur institutionnelle » bât son plein. Afin d’accéder au trône, Richard III va se révéler d’une cruauté implacable, amassant avec ignominie les macchabées, au cœur même de la résidence souveraine, royale, où conspirationnisme, perversion et immoralité règnent avec fracas. Mais c’est aussi la bêtise humaine que Vincent Macaigne invoque chez son Richard III.

Ce roi (qui régna de 1483 à 1485), mort durant la guerre des Deux-Roses, fut l’ultime souverain de la lignée des Plantagenêts. La pièce de William Shakespeare fut commandée par les Tudors afin de dénigrer les Plantagenêts, par l’intégration de données erronées. Le dramaturge anglais y dénonce cependant une institution de rumeurs, de sources incontrôlées qui désorientent tout un système. Vincent Macaigne fait de Richard III un idiot, violent et absurde, où la tragédie du théâtre élisabéthain et le burlesque des Monty Python cohabitent, mettant en exergue une idéologie et une époque perverties par le poison de l’avilissement, de la dépravation, mais aussi par la bouffonnerie. Pour l’auteur d’ «Avant la terreur », le thème de sa pièce est « la mise à mal du rêve ». Il explique sa démarche : « c’est la toxicité de notre histoire qui m’intéresse. Elle est sensible chez Shakespeare dans cette légende des rois d’Angleterre. Fondamentalement il y a là le thème de la malédiction. Richard III est une pièce de malédiction : des personnages viennent régulièrement le maudire ou maudire le monde tel qu’il va. (…) Aujourd’hui, tous les deux jours, il y a quelqu’un qui nous annonce une fin du monde possible à cause de l’intelligence artificielle, de la robotique, d’un nouveau virus, des problèmes écologiques, des dictateurs, de la guerre nucléaire… Ce qui n’est pas sans fondement » (Interview V. Macaigne, MC93). Vincent Macaigne se sent, comme nombre d’entre nous, appartenir à une génération qui « pressent que les choses vont trembler. D’ailleurs cela a déjà tremblé, je ne peux plus dire « avant la guerre », la guerre est là, donc c’est « avant la terreur » (MC93). Cependant l’homme qu’il est a de l’esprit, il est fantasque, farceur, amuseur. Il aime citer les Monty Python comme axe référent. Et cela pour la jonction entre l’effroi et l’euphorie, qui provoque l’extravagance du burlesque, a l’instar du jeu grotesque et bouffon des représentations de l’époque médiévale.

Vincent Macaigne fait une adaptation très personnelle de « Richard III ». Plusieurs textes ont influencé son écriture. Tout d’abord, en sus de « Richard III », il y a le « Henri IV » de Shakespeare (ces deux pièces font partie de la première tétralogie du dramaturge anglais). Mais il a aussi greffé d’autres textes, de Friedrich Nietzsche au dramaturge Heiner Müller, mais aussi de lui. Tout cela se mixe d’autant plus au plateau, où l’écriture évolue, se transforme, les comédiens pouvant aussi avoir une place importante dans la réécriture de la trame.

Macaigne a considéré qu’il était plus intéressant de ne pas uniquement s’axer sur la cruauté de Richard III. Il partage la malfaisance de cet homme avec les autres personnages, dans cette société horrifiante, où il devient presque habituel que l’abjection et l’infamie aient leur place. La complaisance n’est pas la bienvenue, excepté chez la jeunesse. Mais cette jeunesse sera bafouée, puisque le jeune adolescent sera abjectement assassiné par son oncle richard (la scène n’a pas lieu dans la pièce originelle). Les seules étincelles d’espoir, d’espérance, sont donc présentes pour Macaigne dans la jeune génération (ici avec le neveu et la nièce de Richard). Il allie à l’enfance une pureté qui depuis longtemps a quitté les autres personnages souillés par le mal.

« Avant la terreur » est une pièce où passé et présent s’entremêlent, où les valeurs et les empreintes culturelles se meuvent et se chevauchent, les repères de l’histoire contemporaine s’interférant dans cette tragédie du 16ème siècle. Le despote et « sa » cour sanguinaire et haineuse sont associés à des évènements d’époques plus récentes qu’un écran fait défiler, comme des explosions nucléaires, les attentats du 11 septembre, différentes guerres, des accidents de la route… Quant à certains discours, ils parlent d’une actualité brûlante et actuelle : la sécurité sociale universelle, les questions sur les frontières… Le programme politique proposé est purement un projet de dictature, où plusieurs ministères disparaissent, comme la culture, l’éducation nationale, ou encore la santé. Le droit de porter des armes y serait de mise. Vincent Macaigne use ici du passé pour évoquer sa manière d’appréhender la société dans laquelle nous vivons, pour traiter du présent. Il triture, il malaxe la condition humaine, gravite autour d’elle, tout en questionnant le monde, l’état du monde. Et cela dans un décor sommaire, brut, quasi primitif. La radicalité de l’espace scénique est sans concession, tout comme la radicalité du langage des personnages, des évènements. Le public entre par la scène, brumeuse et boueuse, ancre ses pas dans une terre glissante, liquide et sale. Et cela dans un décor tout blanc, d’une blancheur peu reluisante, plutôt blanchâtre. Seule la couleur rouge du sang tranche avec les tonalités glauques que la scène renvoie. Car le sang va gicler. Ce liquide rouge qui irrigue les tissus organiques se répand tout au long de la pièce, dans les cris, les pleurs, les larmes, la frénésie, le vacarme ! Avec démesure et outrance !

Vincent Macaigne ouvre sa pièce en donnant la parole aux femmes, qui présentent les différents personnages de la pièce, assis dos au public, excepté Richard qui est placé plus en arrière sur scène. Il ne confie donc pas le début de cette pièce à Richard, comme Shakespeare l’a fait. Les mots résonnent, le micro accentuant l’intensité de la parole, comme des cris qui n’en finissent pas de nous heurter, de cogner dans nos têtes. D’ailleurs, le théâtre propose à l’entrée de la salle des boules quies pour en atténuer la puissance. L’exaltation, la rage et la fureur fusent tout au long de la pièce, avec une énergie outrecuidante. Les comédiens sont bluffants. La plupart sont des compagnons de route du metteur en scène depuis longtemps. Cependant, Vincent Macaigne n’a pas pu garder tous les personnages qu’il désirait dans son adaptation, en raison d’un budget serré. Il en a donc sélectionné huit car il est compliqué pour lui de monter financièrement ses pièces. Sa réputation sur les coûts démesurés de ses créations en est la cause. (Le budget d’ « Avant la terreur » est finalement revenu à 650 000 euros). Hortense Archambault, qui dirige la MC93, l’a beaucoup aidé et soutenu. Il faut dire que les projets de V. Macaigne sont très longs à mettre en place, tant dans leur préparation, que dans les répétitions qu’il aimerait faire durer quatre mois ! De plus, il aime apostropher les spectateurs, sortir des sentiers battus pour que le public soit actif. Il veut susciter des réactions, créer le chaos pour que la vie exulte. D’ailleurs les rangs des spectateurs sont souvent éclairés, les comédiens peuvent arriver de tous côtés et s’insérer au milieu du public, l’interpeller même. Tout comme V. Macaigne adore provoquer ses comédiens durant les répétitions. C’est le théâtre qu’il aime. L’inattendu habite ses créations. Comme il le confie à « Télérama » : « Le théâtre, c’est beau quand c’est dangereux, quand on ne sait pas ce qui va arriver ». Mais il avoue : « il y a plus de désespoir que de colère dans mes spectacles. Plus de secrets que d’excès ».

Le retour à la scène de Vincent Macaigne nous emporte dans une énergie créative inconvenante qui bouscule le spectateur, face à cette absence de repères que le metteur en scène aime provoquer. Il parle de notre époque à travers cette épopée cinglante, gorgée de tourments, de virulence, de brutalité. L’emphase est à son apogée, mais elle cache une inquiétude bien légitime.

 

 

Du 5 au 15 octobre 2023 à la MC93 Bobigny, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris

Du 15 au 27 juin 2024 à La Colline, Paris

 

 

« Avant la terreur »,

D’après Shakespeare et autres textes

Ecriture, mise en scène, conception visuelle et scénographique : Vincent Macaigne

Avec : Sharif Andoura, Max Baissette de Malglaive, Candice Bouchet, Thibault Lacroix, Clara Lama Schmit, Pauline Lorillard, Pascal Réneric, Sofia Teillet et, en alternance, Camille Ametis, Clémentine Boucher, Lilwen Bourse

Production : MC93 – Maison de la culture de Seine-Saint-Denis ; Compagnie Friche 22.66

 

 

 

Le Ciel rouge De Christian Petzold

Le cinéaste allemand Christian Petzold nous propose le deuxième volet d’une trilogie sur les mythologies romantiques allemandes liées aux éléments, « Le ciel rouge », où le « feu » succède à l’«eau » de son film précédent, « Ondine ». La combustion s’immisce ici en filigrane au sein de la nature, mais aussi des corps et des sentiments. Tandis que la planète s’enflamme, les émotions et les ardeurs s’animent, au cœur d’une clairière cerclée d’arbres qui semblent protéger une charmante maison de vacances.

Le film s’ouvre sur un paysage de forêt que deux amis, Leon et Felix, traversent en voiture. Ils tombent en panne et décident de rejoindre à pieds leur lieu de villégiature, la maison secondaire des parents de Felix. Ce dernier part à travers la forêt afin de trouver le chemin le plus rapide pour y accéder, tandis que Leon l’attend avec les sacs de voyage, seul au milieu des bois. D’entrée, deux caractères commencent à pointer : l’énergie de Felix, et l’indolence de Leon. Le cinéaste s’attarde sur l’attente de Leon, que l’on sent froussard à l’écoute des différents bruits de la forêt, les craquements et sons des animaux, et de l’hélicoptère qui présage peut-être de l’avancée des feux. Christian Petzold confie : « Comme les allemands aiment rêver, j’ai voulu que ce film d’été allemand commence dans la tradition des rêves romantiques allemands : la forêt, le demi-sommeil, la musique, deux jeunes hommes qui roulent en voiture et se perdent. Ils sont à la dérive » (Films du losange). Une tension s’installe, dévoilant déjà une amorce de la personnalité de Leon, ainsi que son corps pesant, caché par des vêtements qui tentent de dissimuler sa physionomie. Mais Felix ressurgit avec une vitalité qui ne le quitte jamais, et les deux compères accèdent assez vite à la maison de vacances tant attendue. Les deux jeunes gens découvrent alors une présence inattendue : le lieu est occupé. Des lasagnes et des assiettes sales traînent sur la table, le lit n’est pas fait, des vêtements féminins errent par terre, le son d’une machine à laver se fait entendre… Felix appelle sa mère qui s’excuse : elle a oublié de lui dire qu’elle avait prêté la maison à la fille d’une amie, Nadja. Désormais ils seront trois, ce qui exacerbe Leon qui désirait être au calme pour travailler et finir son deuxième roman. Là encore, les réactions des personnages sont aux antipodes. Felix accepte rapidement la présence de la jeune femme, lui laissant d’ailleurs la grande chambre : les garçons dormiront ensemble. La mauvaise humeur de Leon est palpable, et sera récurrente tout au long du film.

La forêt est le lieu du mythe germanique pour le cinéaste : « en Allemagne (…) les clairières sont des espaces dans lesquels, en dehors de nos sociétés, nous pouvons jouer avec nos rêves. Dans la forêt, on situe nos contes, comme les histoires des Frères Grimm ; ce sont des lieux peuplés de fantômes, de nymphes, de tragédies, de sorcières, de sacrifices. Donc pour ce film, nous avons construit une maison dans une clairière. Et quand deux des personnages arrivent dans cette maison, cela fait penser à la maison de la sorcière, chez Hansel et Gretel. J’adore jouer avec les mythologies » (Radio France). L’équipe, après avoir trouvé cette maison isolée dans la forêt, a complètement architecturé l’intérieur, que ce soient les murs, les ouvertures et les fenêtres : « ses portes, ses fenêtres et les axes visuels devaient être conçus de façon à ce que l’on puisse regarder les gens sans être visible soi-même. C’est pendant un long moment la perspective de Leon » (Interview C. Petzold, Films du Losange).

Ce que désirait avant tout Christian Petzold, « ce n’est pas que les gens découvrent la maison, mais que la maison attende les gens ». Après un court plan d’ensemble extérieur sur cette demeure, le cinéaste axe sa caméra depuis l’intérieur pour observer les garçons y entrer : « nous entendons que la maison a déjà ses propres bruits (…). Cette maison n’est pas innocente. Elle les attend. »

La présence de Nadja est palpable mais nous ne la découvrons physiquement que plus tard. Elle existe d’abord par l’intermédiaire de choses laissées ça et là dans les différentes pièces de la maison, puis par ce que considère Leon comme une nuisance sonore : le bruit de ses ébats sexuels avec un quatrième personnage, Devid, que nous découvrirons ultérieurement. Et la première fois que nous l’apercevons, la caméra la filme de loin, comme pour nous la révéler petit à petit : nous sentons dès lors chez elle une aisance et une liberté qui vont faire chavirer Leon, avec des réactions absolument contradictoires et déplaisantes. Nadja incarne le désir. Elle est belle, rayonnante, communicative, à l’écoute des autres…Tout l’inverse de Leon. Felix, égal à lui-même, reste généreux, lumineux, ouvert aux autres. Les deux amis sont venus pour finir leurs projets. Si Leon doit achever son livre, Felix, lui, doit produire un portfolio pour rentrer aux Beaux-Arts.

Le personnage de Leon est au centre de ce film. Christian petzold s’est inspiré de trois références bien distinctes pour le modeler. La première se rapporte à « La collectionneuse » d’Eric Rohmer. Le cinéaste a redécouvert tous les films d’Eric Rohmer pendant la pandémie, le distributeur des Films du Losange lui ayant offert l’intégrale de Rohmer lors de la promotion d’ «Ondine ». Avec entre autres l’ambiance estivale des réalisations rohmériennes où la jeunesse évolue, se métamorphose et grandit. « Le ciel rouge » joue une partition sentimentale, composée par Leon, Felix, Nadja et Devid (le maître-nageur) qui va lui aussi entrer dans ce tourbillon de la vie. Christian Petzold raconte dans une interview pour « Le Monde » : « Quand j’ai commencé à écrire le scénario, j’étais dans un état de tristesse lié au confinement. J’avais la sensation que la vie nous était fermée, comme tous les lieux (…). J’ai découvert pendant cette période l’œuvre d’Eric Rohmer et j’y ai retrouvé la vie dont on était exclu. Les films d’été sont une sorte d’éducation sentimentale, où l’on apprend par nos erreurs, par nos lâchetés, mais tout cela est humain et beau.»

La deuxième référence est « Missius », une nouvelle d’Anton Tchekhov, où des camarades artistes profitent les uns des autres durant un été. Deux sœurs habitent à côté, et l’une d’elle a des sentiments profonds pour l’un d’entre eux. Seulement cet artiste ne décèle rien : il s’intéresse uniquement à sa propre personne, il ne sait pas regarder les autres. Le lien avec Leon est indubitable. Enfin, le cinéaste fait directement référence à sa propre personne, ou du moins au souvenir qu’il a de lui lorsqu’il était un jeune réalisateur sur « Cuba libre » (1995). Il avoue avoir joué au réalisateur plutôt que de se questionner plus profondément sur son film. Et c’est ce qu’il fait transparaître dans « Le ciel rouge » : de quelle manière Leon joue à l’écrivain, et ne voit pas les autres, ne s’y intéresse pas. D’ailleurs Christian Petzold raconte à Radio France : « la première phrase que j’ai écrite pour « Le ciel rouge » est : « Portrait de l’artiste comme idiot ». Mais c’est évidemment dans le but de déclencher un éveil, d’orienter le regard vers l’autre, non en l’observant en retrait, mais en se sentant réellement concerné par ce qu’il est, ce qu’il ressent. Le cinéaste a d’ailleurs choisi le comédien Thomas Shubert parce qu’il « sait regarder (…). Et Thomas est très fort avec son regard » (Cineuropa).

Dans la grande interview des « Films du Losange », Christian Petzold parle de cette fameuse tonnelle où Leon se réfugie dans le jardin : « La tonnelle est le domaine de Leon. C’est aussi une scène sur laquelle il se présente. Il joue à l’écrivain, il simule le travail, il est sur sa propre scène. Mais cette scène n’a pas de spectateurs. Les autres, ceux qui sont de l’autre côté, à la table devant la maison, ceux qui s’amusent et rient et réparent un toit, sont bien plus intéressants que lui. Il était important pour moi que là où il est assis, il soit lui-même dans une position de spectateur. La maison, le pré, la grange, l’auvent, sont l’autre scène : là, d’autres peuvent avoir des interactions correctes, ils peuvent s’amuser et participer à la vie, ils peuvent toucher le monde et le transformer. J’aime beaucoup la façon dont Thomas Shubert traduit cela dans son jeu, avec ses regards, c’est fantastique… il est révolté de voir ça, et en même temps, il aimerait tellement être dans ce monde, là dehors » (Films du Losange). D’ailleurs Leon a un désir fou pour Nadja, il la scrute, quoi qu’elle fasse, mais il ne cherche pas à discuter avec elle pour mieux la connaître, pour savoir qui elle est vraiment. Alors que la jeune femme tente de créer un lien. L’ego surdimensionné de Leon met à plat toute tentative. Il tombera des nues lorsqu’il apprendra, lors d’une conversation à table avec son éditeur et ses camarades, que Nadja est doctorante en littérature allemande. Du côté des trois autres jeunes gens, la joie est donc au rendez-vous, les rires et les échanges passionnés, les corps exaltés, et cela avec un naturel qui s’oppose implacablement à Leon.

Mais la gravité va s’installer. La menace des incendies approche sans qu’ils réalisent qu’elle est à leur porte. La réalité des phénomènes climatiques fait ingérence dans cet havre de paix.

Le tournage du film a eu lieu lors de l’été 2022, période durant laquelle l’Europe était dévastée par les feux. La pandémie de la Covid nous hantait encore, ainsi que la guerre en Ukraine. Toutes ces tensions étaient bel et bien ancrées dans nos esprits, et dans les interrogations du cinéaste. Ces réalités se sont alors insérées dans nos vies. Dans « Le ciel rouge », la tragédie, portée par la fureur mythologique, va s’insérer dans celles des protagonistes. Leurs capacités d’agir sur ce phénomène se trouveront alors limitées : ils réalisent que la débâcle est bien présente, le désarroi immense. Et un évènement terrible va fracasser les moments d’évasion de ces vacances estivales. Ce qui produira une prise de conscience à laquelle Leon devra enfin faire face. Un éveil paraît maintenant inéluctable, une telle expérience dramatique ne pouvant que transformer les âmes. Le jeune homme deviendra-t-il enfin un écrivain ?

Christian Petzold a voulu situer ce « conte d’été » sur la côte de la mer Baltique anciennement est-allemande. La RDA reste toujours présente par petites bribes chez le cinéaste. Il mentionne l’auteur allemand Uwe Johnson, transfuge qui passa à l’ouest en 1959, et évoque ainsi, en filigrane, la terrible déchirure qui sépara les deux Allemagnes. La littérature est évoquée ici de manière récurrente. Nadja récite du Heinrich Heine, poète romantique allemand du 19ème siècle, sur lequel elle fait sa thèse de doctorat. Werner Hamacher, philosophe et théoricien allemand de la littérature est aussi cité,… et bien évidemment le personnage de Leon est un écrivain en devenir. Le projet artistique de Felix est lui aussi mis en exergue. Le cinéaste amène de surcroît une note humoristique sur les anciens est-allemands en donnant au maître-nageur le prénom de Devid, avec un « e » au lieu du « a », qui se voulait imiter les prénoms américains, en se leurrant sur leur écriture. Le lien du cinéaste avec l’Allemagne de l’est est très personnel. Ses parents ont fui la RDA dans les années 50, mais ont gardé un lien avec leur famille restée de l’autre côté du mur. Parsemer d’infimes traces de l’histoire des deux anciennes Allemagnes lui est cher.  

Christian Petzold travaille depuis une trentaine d’années avec son directeur de la photographie Hans Fromm. La lumière et la beauté de cette côte baltique ont poussé le cinéaste à revoir le « Nosferatu » de Friedrich Wilhelm Murnau, film en monochrome élaboré grâce au teintage de la pellicule, où les couleurs changeaient suivant la valeur symbolique que l’on voulait y projeter (comme les ciels souvent verts chez Murnau). Pour la préparation de « Ciel rouge », le cinéaste a montré à son chef opérateur les séquences se passant la nuit qui furent colorées pour « Nosferatu ». Il aimait beaucoup cette idée-là. Il faut dire que Christian Petzold « adore tourner avec la lumière du soleil et puis faire des colorations pour obtenir des nuits américaines, tandis que les équipes lumières adorent tourner la nuit parce qu’ils font des lumières avec une centaine d’hommes, et c’est très masculin » (Interview C. Petzold Radio France).

Le cinéaste a répété avec les acteurs durant quatre semaines avant le début du tournage. Il aimait regarder avec eux des films qu’il choisissait préalablement (il leur a par exemple montré une comédie de Peter Bogdanovich). Et il fait des lectures. Durant celles-ci, il explique que la troupe d’acteurs a estimé que la première heure du « Ciel rouge » se rapportait à une comédie, ce qu’il a trouvé intéressant. Il est vrai que l’insouciance et la légèreté s’entremêlent avec une tension que Christian Petzold parsème par petites touches dans cette parenthèse estivale bien plus signifiante que ce qu’elle peut initialement paraître. « Il faut que le cinéma aime le monde », nous dit le cinéaste. « Le cinéma doit aimer les irrégularités, la complexité, et pas simplement rêver » (Radio France).

« Le ciel rouge » ne néglige aucunement notre rapport au monde, ni la confusion dans laquelle chacun peut s’enchevêtrer. La question du regard y est primordiale, dans tous les sens du terme. C’est la clairvoyance de ce regard ou même sa mutation qui peuvent renforcer la réflexion, la compréhension, mais aussi la création.

 

 

 

Mise en scène : Christian Petzold / Scénario : Christian Petzold / Directeur de la photographie : Hans Fromm / Décors : K. D. Gruber / Montage : Bettina Böhler / Son : Andreas Mücke-Niesytka / Production : Schramm Film Koerner & Weber / Avec : Paula Beer (Nadja), Thomas Schubert (Leon), Langston Uibel (Felix), Enno Trebs (Devid), Matthias Brandt (Helmut) / Sortie : Septembre 2023

 

 

Un chien à ma table De Claudie Hunzinger

Claudie Hunzinger, artiste plasticienne et romancière, vit depuis les années 60 à Bambois, un hameau des Vosges où elle et son compagnon de toujours sont entourés, voire absorbés par la nature environnante. Et c’est naturellement que son dernier roman, « Un chien à ma table », prend ses racines dans une maison isolée, aux confins d’une forêt vosgienne, nommée « Les bois-bannis ». La contiguïté avec la nature s’insinue d’ailleurs dans l’ensemble des créations littéraires et plastiques de cette artiste. Le roman va se nourrir de l’immense attachement entre un vieux couple retiré en marge de la société, et une jeune chienne surnommée Yes qui va surgir clandestinement dans leur vie.

Sophie et Grieg vivent ensemble depuis des lustres. Ils ont décidé depuis quelques années de s’installer et se noyer dans la nature. Elle, la narratrice du roman, est « écri-vaine », comme aime à le dire son compagnon. Elle sort de temps à autre de son antre pour ses passions, les mots, le langage, son activité de romancière. Quant à Grieg, il s’est définitivement replié aux Bois-bannis pour y lire, inlassablement. Il consacre ses nuits à la lecture, enfermé dans sa chambre qu’il ne partage pas avec Sophie qui a elle aussi sa pièce, son intimité, et qui a contrario vit le jour. Mais un élément extérieur va bouleverser ce train-train familier. Une jeune chienne meurtrie dans sa chair jaillit d’on ne sait où, là où la société l’a abîmée, pour donner sa confiance à cette femme qui l’accueille avec respect et chaleur. Rapidement il y a un échange absolument touchant entre ces deux êtres qui vont partager des moments de vie émouvants. Même blessée, Yes reste « vivante », comme un enfant qui a besoin de créer de la joie. Elle pousse Sophie à ressortir, à arpenter cette nature sauvage et belle qui entoure leur maison. La chienne et la romancière prennent soin l’une de l’autre. Grieg va lui aussi transformer ses habitudes, troublé par l’arrivée de Yes. Nous pouvons dire que Yes s’invite à la table de ce couple vieillissant qui se laisse charmer par cette petite créature qui redonne vie à leur monotonie. Ils se nourrissent les uns les autres et récupèrent une énergie qui s’était un peu éteinte. Jusqu’à refaire lit commun, élaboré de manière insolite mais aussi symbolique : sur une pile de journaux « Le monde ». Claudie Hunzinger y voit une « sorte de plaisir d’insolence » puisque « le monde autour d’eux, la société plutôt (…) s’est obscurcie (…). Ils s’en inquiètent (…). Ils dorment sur les nouvelles du monde » (Interview Radio France). Car le roman est aussi un questionnement sur la décrépitude de tout ce qui constitue cette terre, à travers la vision de deux personnes unies depuis de nombreuses décennies par la vie. Deux êtres unis de surcroît par la littérature, et donc par le langage, les mots. Et dont l’inspiration renaissante est régénérée par Yes, comme un hymne à la joie. La vieillesse de Sophie et Grieg se mêle à la jeunesse de Yes. Le partage est réel. Quant à la puissance de la nature, elle unit la chienne à Sophie de manière passionnelle, sauvage, inquiétante parfois. Ces trois personnages finissent par être en osmose totale. Le titre du roman, « Un chien à ma table », est une référence délibérée au roman de Janet Frame, « Un ange à ma table ». Car la chienne transmet à Sophie l’inspiration, ce souffle de « l’ange de l’écrivaine ». La relation est belle :

« Ma petite chienne affamée de langage, qui plus elle avait faim, plus elle se rapprochait de moi, s’est alors juchée d’un bond sur son fauteuil face au mien, y étalant sa pelisse grise, le menton posé sur le fatras de mes notes enfin ordonnées, me surveillant de près, pénétrée de son rôle, intraitable, m’épiant à travers ses yeux à demi fermés, l’air de dire : « Je suis ta garde rapprochée ». Il n’était pas question que je me lève avant d’avoir sauvé quelque chose de l’humanité. Elle y croyait plus que moi » (« Un chien à ma table », chez Grasset). Yes représente la « gardienne du langage, la gardienne des humains (…). Mais elle n’est pas seulement ça, elle ouvre également. Elle brise le mur. Le mur n’existe plus entre les humains et les non-humains. (…) Elles sont amies, tout simplement. Elles s’aiment. Elles se respectent » (France Inter).

Dans ce monde où vit la romancière depuis si longtemps, là où elle ne ressent plus de dualité entre elle et la nature, la fusion est totale. Et les sensations multiples. Cette sensorialité traverse ce roman qui nous touche, nous bouleverse et nous questionne. Sur la vieillesse, celle du couple que forment Grieg et Sophie, mais aussi celle du monde ; sur la société, la révolte, le vivant, la littérature, la nature ; la connexion entre l’animal et l’humain, et son lien indéfectible. L’étendue sauvage où les trois personnages évoluent s’éclaircit grâce à cette poésie que la romancière insuffle. Le nom Yes a la résonnance d’une espérance. La chienne anime une force vitale qui remémore la splendeur de l’existence, la souveraineté du vivant.

 

 

« Un chien à ma table »

Roman de Claudie Hunzinger

Editions Grasset & Fasquelle, 2022

 

 

 

Chien de la casse De Jean-Baptiste Durand

« Chien de la casse » est le premier long métrage de Jean-Baptiste Durand, artiste qui poursuit une quête touchante et personnelle : celle de sonder la jeunesse des villages périurbains qu’il connaît très bien.

Ce réalisateur, lors de ses études aux Beaux-Arts de Montpellier, y avait déjà réalisé un court film de fin d’études où la thématique était centrée sur les jeunes d’une bourgade périurbaine. Ce fut encore le cas lors de sa première réalisation cinématographique, le court métrage « Il venait de Roumanie » (2014). Il est troublant de connaître quelle fut la première « rencontre » entre Jean-Baptiste Durand et sa productrice Anaïs Bertrand. Cette dernière tomba sur un autoportrait que Jean-Baptiste avait peint : elle le demanda aussitôt en ami sur Facebook, intéressée par cette œuvre picturale qui l’avait troublée. Six mois plus tard, le réalisateur indique qu’il prépare son premier court métrage : Anaïs lui propose de se rencontrer et l’aventure commence.

« Insolence Productions » est une jeune boîte de production (créée en 2012). Anaïs Bertrand veut y préserver une certaine diversité et de l’indépendance. Elle raconte : « J’aime faire porter les regards sur des choses dont on détourne habituellement les yeux. Voilà comment on pourrait résumer la ligne éditoriale d’«Insolence » aujourd’hui : accompagner des réalisateurs et des réalisatrices qui posent leurs caméras sur des personnages ou des communautés qu’on ne regarde pas assez »(CNC). Elle est aussi très touchée par le travail de Jean-Baptiste Durand dans le domaine pictural : elle trouve que « les qualités graphiques de Jean-Baptiste en tant que peintre et dessinateur sont incroyables » (You Tube Film en fabrication autour du long métrage de J.B. Durand). C’est donc un coup de foudre artistique que la productrice a ressenti. Dès lors elle va se battre pour financer le travail cinématographique de Jean-Baptiste. Le premier court se tournera en quatre jours avec un budget de 25000 euros pour une durée d’une vingtaine de minutes. Cinq courts métrages plus loin, un premier long métrage voit le jour : « Chien de la casse ». Le réalisateur y brosse la jeunesse de sa terre natale, à travers un duo au premier abord discordant, mais inséparable : Mirales et Dog. Ces deux jeunes hommes entretiennent une relation à la fois intense et saugrenue, malséante parfois. Et cette amitié virile va se trouver déstabilisée par l’arrivée dans le village d’une jeune étudiante, Elsa, dont la présence va installer une confusion pour le moins chaotique qui va bouleverser la pseudo-quiétude de cette vie rurale et ordinaire où chaque jour ressemble à celui de la veille. Dog et Mirales jouent aux jeux vidéo, errent avec le chien tant aimé de Mirales, se rassemblent à la fontaine du village où ils retrouvent les quelques jeunes du coin (qu’ils connaissent bien), traînent leurs basques dans la campagne environnante… Il y a une sorte de poésie du quotidien que le cinéaste mêle intimement à ce film, rendant hommage à ses copains de toujours et à la ruralité dans laquelle il a grandi. Les relations y sont souvent pudiques, l’attachement difficilement avouable. Alors lorsqu’on tient à quelqu’un, on va faire passer ce sentiment à travers un trait d’ironie, un sarcasme, ou bien après une soirée bien alcoolisée. Cette complexité, elle irradie dans les relations entre Dog et Mirales. Et puis il y a la solitude, psychologique et physique, à laquelle se greffe l’ennui, face à cet isolement à la fois spatial et moral. Enfin, un personnage canin a toute son importance : Malabar. Il est l’ami fidèle de son maître Mirales. Et ce rapport au chien, nous le retrouvons dans l’expression populaire du titre du film, mais aussi dans le surnom de « Dog », l’ami d’enfance. Qu’est-ce qu’un chien fait de ses journées, à part manger, dormir et parfois jouer ? Il attend, prêt à se satisfaire du moindre égard de son maître, de la moindre sollicitude de celui-ci. Et cette attente, nous la retrouvons dans cette jeunesse périurbaine qui gravite dans ce lieu isolé, où la solitude moderne s’installe.

Le film se passe au Pouget, dans l’Hérault. Nul cliché dans l’approche scénaristique de « Chien de la casse ». La ruralité, sa ruralité, il la présente avec une sincérité et une authenticité rarement visibles dans le cinéma, alors que cette jeune population est digne d’être remarquée.

Deux personnages traversent ce film au fil d’une histoire qui mêle plaisir et peine, tumulte et affection, rudesse et tendresse. Dog est un jeune homme taiseux, réservé, toujours dans la retenue. Il est l’ami d’enfance de Mirales auquel il voue une loyauté à toute épreuve, et dont il supporte toutes les vexations qu’il peut parfois lui infliger. Anthony Bajon tient ce rôle avec sensitivité, supportant avec un certain mutisme les brimades cinglantes de son pote. Au quotidien Dog tue le temps avant de partir pour l’armée, qu’il a décidé d’intégrer. Mirales, lui, est au contraire agitateur au physique dégingandé, « grande gueule », fanfaron, qui se balade avec son molosse adoré Malabar. Il a eu une formation de cuisinier mais attend on ne sait quoi, maintenant sa vie en statu quo, sans savoir vraiment comment trouver ses repères dans cette société et s’y intégrer dans une vie d’adulte. Alors il se traîne, deale un peu de shit, s’occupe de sa mère en état de dépression, partage son temps avec ses potes et voisins, partageant le plus possible ses errances avec Dog. Le jeu de Raphaël Quenard est minutieux, tant dans les cassures de rythme de son personnage que dans l’expression de son visage. Mirales a beau paresser dans cet espace périurbain clos, nous percevons chez lui un intérêt certain pour la culture. Il aime lire, et a grandi dans un univers artistique où sa mère peint. C’est d’ailleurs la seule chose qu’elle fait. Son fils s’occupe de la maison et des repas. Il aime aussi que sa vieille voisine lui joue un morceau de piano. Il cite certains auteurs comme Montaigne, et sa manière de s’exprimer est recherchée : il aime les mots, la langue. Ce qui ne l’empêche pas de franchir le seuil de l’incorrection lorsqu’il s’acharne sur Dog. Ce personnage est véritablement ambigu : il peut être touchant comme il peut devenir odieux.

Un jour Dog prend en stop une jeune fille, Elsa, et tout ce petit quotidien va être chamboulé. Elsa, cultivée et piquante, va devenir la petite amie de Dog, ce que Mirales na va pas supporter. Le courant ne passe pas et les étincelles fusent. Et puis un drame arrive. Dog appelle son ami de toujours à la rescousse alors qu’il s’était éloigné de lui. La fidélité de l’amitié, l’entraide malgré les frictions, voilà le noyau du film. Cette fidélité, elle est symboliquement représentée par le chien, et par le prénom de l’ami de toujours. « Le chien incarne la fidélité, l’amour inconditionnel, le rapport de dominé/dominant, presque le sacrifice aussi. Et c’est le lien qui unit les deux amis du film », nous explique J.B. Durand (France 3). Quant à la solidarité entre amis, le réalisateur la ressent ainsi : « la ruralité a ça de commun avec la banlieue, elle est abandonnée des centres-villes, il y a moins de culture mais plus d’ennui, un esprit de clan, d’entraide » (France 3). Si le cinéaste parle si bien de ce contexte rural, c’est parce qu’il y a vécu, grandi, évolué. Il a tissé ces liens amicaux particuliers au sein d’un village comme celui du film, et il est très fier d’en parler, de montrer une autre jeunesse, et pas systématiquement celle des villes. Il met à nu ce qu’il a de plus authentique. Ce désir de parler de ces jeunes, il l’a porté en lui dès son entrée à l’école des Beaux-Arts, par le biais de la peinture, et cette démarche artistique s’est prolongée à travers le cinéma.

J.B. Durand a commencé à écrire ce film en 2016, puis a participé à deux résidences, celle du Groupe Ouest (en 2017) et celle du Moulin d’Andé-céci. Cet accompagnement en écriture, ces sessions collectives de travail, permettent aussi de découvrir les projets des autres participants. La productrice explique la raison de ces incursions dans ces lieux de création : « C’était très important pour nous d’entrer dans ce genre de lieux car J.B. ne possédait pas tous les outils d’écriture scénaristique. Quand il m’a envoyé la première ébauche de « Chien de la casse », une soixantaine de pages, il y avait beaucoup d’idées, mais pas de véritable architecture. Nous avons travaillé le scénario pour lui donner une forme très orthodoxe. Ses courts métrages étaient la promesse d’un cinéaste en devenir et ont permis sa sélection au Groupe Ouest et au Moulin d’André-Céci. Là-bas il a pu acquérir les outils nécessaires et faire des rencontres, comme celle de Nicolas Fleureau, qui a été son principal collaborateur à l’écriture, et qui a lui aussi grandi dans un village. Je leur ai ensuite adjoint Emma Benestan, une proche de J.B., afin de travailler le personnage d’Elsa » (CNC). J.B. Durand a effectivement écrit deux versions de son scénario, avant de collaborer avec Nicolas Fleureau pour retravailler la structure du film. Ce nouvel œil lui a été précieux. L’écriture de « Chien de la casse » a ainsi duré près de quatre ans, tandis que le cinéaste faisait d’autres choses pendant ce long laps de temps, comme réaliser un autre court métrage.

J.B. Durand a véritablement été pointilleux sur les mots choisis. Il ne voulait pas se reposer sur de l’improvisation. Il désirait s’inscrire totalement dans cette union détonante d’un Mirales volubile et d’un Dog plutôt taciturne. Et la rythmique d’écriture y est fondamentale, d’autant qu’il voulait insérer des notes d’humour au sein d’un drame social où la touche poétique lui était chère. Cette dissonance entre les voix et voies des deux personnages amène cette poésie et cette tendresse que le cinéaste tenait à intégrer dans le drame. J.B. Durand parle de « néo-réalisme poétique » : « Le cœur est réaliste, parce que c’est fondamental, mais il y a un décalage poétique. C’était une volonté presque politique et esthétique de ma part. Mes villageois ont le droit à cette incarnation, ils ont le droit à leur poésie » (lemagducine). On ressent la gaucherie des deux personnages, et parfois le manque d’aisance dans cette relation amicale où personne ne sait assumer ses sentiments. Car le lien est émotionnellement sur un fil tendu, sensible et tourmenté, ou même cruel. Ce qui les rend profondément vulnérables et humains. Et point fondamental, le cinéaste désirait que ses personnages soient des êtres pensants, malgré leur maladresse apparente, et non des représentations grotesques qu’il a parfois l’occasion de voir, et qu’il ne reconnaît pas. Et en même temps, il souhaitait accompagner ses personnages vers un « chemin poétique », en sortant des sentiers battus d’un naturalisme brut. Le film aurait dû être tourné lors de l’été 2021, mais Raphaël Quenard et Anthony Bajon ont tous deux eu l’occasion de tourner dans des films qui leur paraissait importants (respectivement « Coupez ! » de M. Hazanavicius et « Athena » de R. Gavras). En conséquence le scénario a été réécrit pour un temps plus hivernal, J.B. Durand tenant absolument à ces deux comédiens. A l’origine « Chien de la casse » se déroulait sous un temps estival, ensoleillé, avec des moments de baignade où la jeunesse irradie, vit des bouleversements. Avec ce décalage de tournage, qui se fit quelques mois plus tard, en novembre et décembre, l’ambiance est absolument autre, filmée en morte-saison, dans un espace périurbain plus déserté. Avant de commencer ce tournage qui dura 25 jours, les comédiens ont répété ensemble quelques jours dans une maison de campagne reculée, afin de se découvrir plus amplement, de partager des moments, et de travailler l’un avec l’autre.

La création musicale de ce film est aussi un projet issu d’une rencontre lors d’une résidence au Moulin d’Andé. Alors que J.B. Durand travaille sur l’écriture de son film, il rencontre des compositeurs, partage avec eux, et a « un coup de cœur artistique » avec Delphine Malaussena. Lors d’une autre résidence (Emergence), tous deux tentent d’expérimenter un concept musical qui donne toute son importance à un violoncelle solo pour accompagner le projet de J.B. Ils ont continué de travailler plus amplement cette idée. Delphine Malaussena témoigne : « J.B. m’a fait lire le scénario assez tôt et c’est lui qui a eu l’idée que je compose pour violoncelle et chœurs. J’ai essayé de retranscrire les émotions des personnages, qui ne sont pas forcément dites, et je me suis vraiment basée là-dessus. Une autre source d’inspiration a été le lieu, le village. Nous voulions que la musique reflète ce lieu, cette arène. Nous voulions aussi que la musique représente le vent qui traverse les ruelles. Il y avait plusieurs sources d’inspiration » (Interview Festival Music & Cinema de Marseille). La compositrice a travaillé avec l’ingénieur du son Hugo Rossi qui lui a composé les morceaux de Rap du film. J.B. Durand explique : « La Rap était notre bande originale, c’était la musique que nous écoutions. (…) Dans le Rap, il y a beaucoup d’utilisations de samples funk et classique. Le classique fait vraiment partie du Rap, notamment marseillais. Et dans ce film il y a beaucoup de punchlines et de dialogues assez écrits, donc c’était presque du Rap aussi dans sa conception. Avec la musique de Delphine, on n’est pas loin de ça. (…) Le rapport au mot est très important pour le personnage de Mirales qui écoute du Rap. C’est d’ailleurs par le Rap que je suis arrivé à la lecture et ça m’a donné la passion des mots » (J.B. Durand, FestivalMusic & Cinema de Marseille). La photographie, elle, a été confiée à Benoît Jaoul. Le cinéaste a tenu à discuter avec lui de son amour pour le peintre Guillaume Bresson. Cet artiste, issu des Beaux-Arts de Paris, met en scène des tableaux d’histoire contemporaine qui exposent une certaine violence urbaine. Ses recherches interrogent différentes conceptions de mise en scène de la gestuelle et du récit dans sa démarche picturale. Ce qui esthétiquement touche beaucoup le cinéaste et explique son intérêt d’en discuter avec son directeur de la photographie.

Grâce à toutes ces connexions artistiques, tant au niveau de l’écriture que de l’image et du son, J.B. Durand nous offre un premier long métrage intense sur une jeunesse périurbaine que nous voyons rarement mise en exergue. Au cœur de cette histoire, une amitié se fragmente … cet éloignement poussera les deux amis à avancer, à prendre de la maturité et à s’insérer dans une vie en société.

 

 

Mise en scène : Jean-Baptiste Durand / Scénario : Jean-Baptiste Durand, en collaboration avec Nicolas Fleureau et Emma Benestan / Directeur de la photographie : Benoît Jaoul / Décorateur : Benjamin Martinez / Montage : Perrine Bekaert / Musique : Delphine Malaussena, Hugo Rossi / Production : Insolence Productions / Distribution : Bac Films / Comédiennes et comédiens : Anthony Bajon, Raphaël Quenard, Galatéa Bellugi, Dominique Reymond, Bernard Blancan, Nathan Le Graciet, Abdelkader Bouallaga, Mike Reilles, mathieu Amilien, Evelina Pitti, Marysoke Fertard, Thibaut Bayard, Maïa Dennety, Tommy-Lee Baïk / Sortie : Avril 2023

Je verrai toujours vos visages De Jeanne Herry

Le nouvel opus de Jeanne Herry sonde les mécanismes qui se combinent au sein de la justice restaurative, dispositif instauré par l’ancienne Garde des Sceaux Christiane Taubira en 2014. « Je verrai toujours vos visages » est un film puissant sur la force et la valeur de la parole. Il amorce un dialogue entre victimes et agresseurs, encadrés par des médiateurs dans des lieux sécurisés, dans l’espoir de colmater le lien social, de régénérer les êtres et de conjurer la récidive des individus coupables d’infractions.

Ce dispositif, né au Québec, rassemble des personnes dans « un endroit où l’on s’écoute, où l’on se parle, où l’on se répare par le collectif et le dialogue. (…) Ce ne sont pas des dispositifs fantasmés, bisounours, utopistes, ce sont des dispositifs concrets », explique Jeanne Herry à Radio France. La réalisatrice s’est extrêmement documentée afin de saisir l’ensemble du processus d’accompagnement et d’encadrement des victimes et agresseurs, ainsi que les rouages psychologiques engendrés par ces entrevues. Elle a ainsi participé à certaines formations de médiateurs spécialisés en justice restaurative, comme le font dans la première scène du film les personnages de Michel (Jean-Pierre Darroussin) et Fanny (Suliane Brahim), où des jeux de rôles s’organisent afin d’interpréter soit un agresseur, soit une victime. Cette expérience lui a permis d’éprouver elle-même le ressenti de chacun face à de telles rencontres, ce qui a nourri son écriture. Car jeanne Herry écrit seule ses scénarios, d’où le travail immense de recherche avant de se consacrer à l’histoire et aux dialogues. Elle a en sus recueilli beaucoup de témoignages et récits qui lui ont permis d’élaborer la construction de ses différents personnages : « ça se fait à travers un mélange de gens qu’on a croisés, un mélange de nous-mêmes. C’est une fusion entre plusieurs personnes. Il y a évidemment une large influence des témoignages que j’ai reçus, forcément, sur les témoignages de victimes, sur les différents types d’agression, sur les répercussions différentes que ça a sur la vie des gens. C’est vrai que rencontrer un homejacker, qui m’explique comment il fait, ce qu’il ressent, sa subjectivité… Tout ça c’est hyper riche » (Cinésérie). Bien évidemment la réalisatrice n’a pas pu assister à des séances entre victimes et détenus. Ces espaces de temps de rencontres doivent être protégés, épargnés de toute intrusion extérieure non formée et agréée. Ce sont des instants de vie denses, emplis d’émotions. C’est pour cette raison que les témoignages ont été recueillis en dehors de ce contexte si particulier.

Le travail d’écriture en solitaire de Jeanne Herry a duré un an. Elle a écrit pour certains acteurs, d’autres sont venus dans ses pensées après l’écriture. Les trois comédiens qui l’ont d’abord inspirée sont Miou-Miou, Gilles Lellouche et Leïla Bekhti. Sans évidemment savoir si tous accepteraient le rôle, surtout que leurs personnages n’apparaissent qu’après une cinquantaine de pages du scénario. Ce qui d’ailleurs fit hésiter Jeanne Herry à proposer le rôle à Leïla Bekhti, de peur que cela la décourage. Mais c’était sans compter sur la beauté des personnages qu’elle offrait aux comédiens. De multiples personnages, auxquels nous allons nous attacher, jalonnent le film. Nous avons quatre victimes : Grégoire (Gilles Lellouche), Nawelle ((Leïla Bekhti) et Sabine (Miou-Miou) qui ont respectivement subi des agressions de homejacking, braquage et vol de sac à main à l’arrachée. Puis Chloé (Adèle Exarchopoulos) qui a subi un inceste de la part de son frère. Du côté des agresseurs, il y a Nassim (Dali Benssalah), Issa (Birane Ba) et Thomas (Fred Testot) : tous les trois sont emprisonnés pour agression et vol. Et puis il y a les médiateurs : Judith (Elodie Bouchez), qui va s’occuper de Chloé et de la rencontre avec son frère revenu habiter en ville ; Fanny (Suliane Brahim) et Michel (Jean-Pierre Darroussin) qui s’occupent avec des bénévoles du « cercle » qui unit la rencontre entre trois victimes et trois agresseurs.

Le personnage joué par Leïla Bekhti a été insufflé par quelqu’un qui s’est confié à Jeanne Herry. C’est celui qui retrace le plus exactement le vécu d’une personne rencontrée : la manière dont l’agression s’est produite et les conséquences pesantes intervenues dans sa vie quotidienne, ainsi que la répercussion de cette justice restaurative sur le déblocage qui s’est opéré.

Les autres personnages sont le fruit d’une combinaison de plusieurs rencontres et témoignages, et d’inventions personnelles. Le cheminement des différents protagonistes relève d’une démarche longue et intense en émotion, où se côtoient parole et silence, courroux et apaisement, souffrance et espérance. L’état de déséquilibre installé profondément chez ces personnages se mue en une progression continue vers une prise de conscience qui permet à chacun d’évoluer, de reprendre confiance, pour peut-être se sentir enfin dans un état d’esprit plus apaisé. 

La réalisatrice a choisi de nous faire découvrir deux processus de justice restaurative. L’un représente un cercle de rencontres, où les agresseurs, les victimes et les médiateurs s’assoient en rond pour former un cercle de discussion, où chacun peut prendre la parole lorsqu’il le désire, cet acte étant enclenché par la prise d’un bâton posé au centre de la boucle de parole. Dans ce cas, auteurs d’infractions et victimes ne se connaissent absolument pas. Dans le second processus, la victime Chloé désire rencontrer son agresseur (son frère), sorti de prison et revenu habiter non loin d’elle. C’est une demande de médiation que la jeune femme désire entreprendre afin de ne pas croiser son frère par hasard. Celui-ci doit évidemment être d’accord. Car toutes ces médiations se basent sur du volontariat. Quels que soient les actes commis à l’encontre des victimes, celles-ci ont traversé des étapes psychologiques souvent similaires, que ce soient la colère, la rancœur, le sentiment de culpabilité, la peur, mais aussi la morosité, la tristesse. Elles sont si déstabilisées que reprendre confiance en elles et en autrui leur paraît insurmontable. Comme des rescapés, qui ont besoin de s’extraire de cette blessure physique et psychique, de ce trauma. Ce sont donc essentiellement des séquences qui se déroulent à huis-clos que nous observons à l’écran, où aucun délit, aucun crime, n’est montré. Seuls les mots et les silences parlent, expriment la subjectivité des personnages. La perception de chaque sujet pensant, de chaque conscience, nous permet d’entrer dans l’univers des âmes présentes. Et les principales ressources utilisées par Jeanne Herry sont l’observation des visages, le son des voix, et les dialogues, le choix des mots. La parole est la substantifique moelle du film. L’écoute en est d’autant plus essentielle et les silences, fondamentaux. Il ressort de cette expérience une intense humanité, où l’attention aux autres devient absolue, entière. La réalisatrice plonge dans les paysages émotionnels de ses protagonistes. Sa mise en scène est sobre, adepte d’une retenue qui se concentre sur le jeu des comédiens, sur les traits essentiels de la dramaturgie. Elle met en exergue l’entrée en relation avec l’autre, segmente chaque divulgation personnelle, alors qu’au second plan ceux qui ne parlent pas sont observés et contrebalancent leur comportement en fonction de ce qu’ils entendent et perçoivent. La caméra se concentre inlassablement sur eux. Peu d’«effets » dans sa manière de capter les visages, les corps, ou s’il y en a, c’est qu’ils possèdent une incidence particulière, donc une nécessité dramaturgique distinctive. Jeanne Herry s’est par exemple appliquée à rester en caméra fixe lorsqu’elle filmait le personnage de Nassim. Elle n’a de surcroît jamais voulu filmer en caméra épaule le cercle de rencontres. Cette salle a complètement été reconstituée en studio. La réalisatrice désirait que l’atmosphère de ce lieu qui accueillait victimes et agresseurs ne soit pas totalement impersonnel, en ce sens qu’il ne soit pas dépourvu de toute sensibilité ni de chaleur : des murs décorés, comme des empreintes des ateliers de prisonniers avec des peintures, des dessins… Des chaises de couleur aussi. Et puis de la luminosité : de nombreuses fenêtres donnant sur l’extérieur pour que la lumière traverse les murs de cette prison. Avec, comme nous le signale Jeanne Herry, une météo changeante pour chaque rencontre. Elle met en lumière avec subtilité les paysages humains. Les différents protagonistes apparaissent ainsi dans toute leur humanité. Seuls l’arrivée à la prison, la cour close et grillagée et la cellule de Nassim furent filmés dans un véritable pénitencier.

Par contre, le personnage de Chloé, lui, est constamment filmé caméra à l’épaule, mais avec une petite once de nervosité dans la prise de vue. C’est à peine perceptible, afin d’habiter le cadre de manière légèrement plus instable, plus sensitive. Lorsque les trois personnages se rencontrent (Judith, Chloé et son frère), le personnage d’Elodie Bouchez accueille la parole du frère et de la sœur, sans influer sur aucun d’eux, ni prendre position, ni suggérer ou même orienter. Toutes les rencontres entre Judith et Chloé ont été filmées en cinq jours de tournage, sans que les deux comédiennes ne répètent quoi que ce soit avant, pour plus de véracité, de découverte de l’autre.

Jeanne Herry n’a de toute façon pas organisé de répétitions avec tous ses comédiens. Elle a par contre planifié des lectures individuelles avec chaque acteur. Les répétitions en amont ne lui paraissaient pas opportunes, puisque les protagonistes vont se découvrir, avec toutes les sensations, les troubles, que cela incombe. Il lui semblait plus judicieux qu’ils se découvrent directement lors du tournage.

Quant au choix du casting, Jeanne Herry explique dans « Madame-le figaro » : « j’ai particulièrement prêté attention aux timbres de chacun, afin de créer des accords qui composent la musique du film. » Nous en revenons encore aux mots, aux sensations et sons de la voix, à cette parole qui tente de rendre friable l’effroi, afin que la quiétude, l’apaisement, prennent le relai. La musicalité de chacun y joue un rôle esthétique et dramaturgique saisissant, bouleversant. Jeanne Herry tient immensément aux mots qu’elle a couché sur le papier. Il lui est indispensable que les comédiens respectent à la lettre les dialogues du film. Elle n’aime pas particulièrement l’improvisation et préfère entendre ses mots à elle, ces paroles qu’elle a construites au fur et à mesure de l’écriture de son scénario. Elle préfère « leur donner un texte précis, et leur demander un travail purement d’acteur, qui est de s’abandonner dans un cadre un peu rigide, un peu serré, où ils doivent donner vie à des mots qui ne sont pas les leurs, des situations où ils n’auraient peut-être pas réagi comme ça. Les voir incarner, c’est là où ils deviennent coauteurs avec moi » (Interview Cineserie). Le scénario de la réalisatrice est le reflet d’une partition de musique où chaque note a sa propre nuance, sa propre existence. Tout comme les silences qui jalonnent le film. Et les comédiens la jouent à la perfection.

« Je verrai toujours vos visages » est un film qui nous ouvre sur le fait que la parole est un acte fort, courageux, tout comme l’écoute : « ça fait tomber les fantasmes, on progresse dans la compréhension des autres et de nous-mêmes », dit Jeanne Herry (Radio France). Cette possibilité d’amorcer un dialogue peut se révéler riche et faire avancer une vie.

Mise en scène : Jeanne Herry / Scénario : Jeanne Herry / Directeur de la photographie : Nicolas Loir / Décoration : Jean-Philippe Moreaux / Costumes : Isabelle Pannetier / Son : Rémi Daru / Montage : Francis Vesin / Production : Chi-Fou-Mi Productions, Trésor Films, France 3 Cinéma / Distribution : Studiocanal / Comédiens : Birane Ba (Issa), Dali Benssalah (Nassim), Leïla Bekhti (Nawelle), Elodie Bouchez (Judith), Suliane Brahim (Fanny), Jean-Pierre Darroussin (Michel), Adèle Exarchopoulos (Chloé), Gilles Lellouche (Grégoire), Miou-Miou (Sabine), Denis Podalydès (Paul), Fred Testot (Thomas), Pascal Sangla (Cyril), Anne Benoît (Yvette), Raphaël Quenard (Benjamin), Sébastien Houbani (Mehdi) / Sortie : 29/03/23

Face au soleil. Un astre dans les arts

Vue du port havrais dans la brume de cette matinée du 13 novembre 1872. De la fenêtre de son hôtel Claude Monet peint un tableau qui restera emblématique dans l’Histoire de l’Art. Exposé en 1874, l’œuvre est à l’occasion baptisée « Impression soleil levant ». Le critique d’art Louis Leroy intitule alors son article « L’exposition des Impressionnistes ». Le terme restera et donnera son nom au célèbre mouvement artistique.

Le musée Marmottan a décidé de célébrer les 150 ans de ce tableau légendaire à travers une exposition qui sonde la représentation du soleil dans l’histoire des arts. Les deux commissaires Marianne Mathieu (du musée Marmottan) et Michael Philipp (du musée Barberini à Potsdam) ont sélectionné un florilège d’œuvres antérieures et ultérieures à « Impression soleil levant », pour créer un parcours à la fois chronologique et thématique de la perception de l’astre solaire dans la création et la vision artistique de l’Antiquité à nos jours.

Le soleil a animé les inspirations de nombreux artistes, chaque mouvement artistique proposant une vision personnelle de ce corps céleste si flamboyant, offrant une myriade de variations lumineuses. Une centaine d’œuvres sont exposées au regard de cinquante-trois illustres artistes, allant d’Albrecht Dürer à Pierre-Paul Rubens, de William Turner à Gustave Courbet, de Camille Pissaro à André Derain, d’Edvard Munch à Otto Dix, de Sonia Delaunay à Joan Miro …. Nous ne pouvons tous les citer. A travers une sélection de tableaux, de dessins, de photographies et d’instruments de mesure prêtés par l’observatoire de Paris, l’exposition nous éclaire sur les progrès scientifiques en matière d’astronomie afin de mettre en exergue l’impact qu’ils ont eu sur l’évolution picturale au niveau des ambiances climatiques et de la représentation du paysage. La symbolique de l’astre solaire se développe artistiquement suivant les perceptions religieuses et les recherches scientifiques. Dans l’Antiquité le soleil incarne la toute puissance d’une divinité à la beauté fascinante. Il influence les thèmes mythologiques et la notion de l’Astre Dieu, comme avec Apollon (dieu de la lumière solaire, appelé aussi Phoebos le brillant), Râ chez les égyptiens, etc… Il deviendra même l’emblème de Louis XIV, le Roi Soleil. Le souverain fondera d’ailleurs en 1667 l’Observatoire de Paris, haute instance des découvertes astronomiques en Europe. Le soleil apparaît alors comme un authentique sujet d’étude dont les scientifiques vont s’emparer. L’astronomie, la révolution copernicienne …. influencent le monde des arts. La peinture de paysage devient alors un genre incontournable, où la nature est dépeinte telle qu’on la voit, selon l’emplacement du soleil, qu’il se lève, domine le ciel ou se couche. Nous le percevons par exemple chez Rubens, Turner, Boudin et bien d’autres ; l’apogée de cette perception solaire s’incarnera dans « Impression soleil levant » de Claude Monet. Les néo-impressionnistes, eux, mettent ensuite en valeur des sensations esthétiques différentes, en ce sens qu’ils n’appliquent pas sur la toile ce qu’ils voient mais plutôt ce dont ils ont connaissance. Grâce au savoir scientifique sur la décomposition des teintes du spectre lumineux, des peintres comme Signac ou Seurat vont nous subjuguer par leurs représentations picturales audacieuses, par une libération de la couleur qui se tournera ensuite vers le fauvisme d’un Derain.

Nous continuons ainsi à déambuler au gré des mouvements picturaux, éblouis par la richesse de la pluralité des visions solaires. Du fauvisme nous abordons naturellement l’arrivée de l’expressionnisme, avec Munch ou Otto Dix. L’astre y prend de plus en plus possession de la toile. D’autres expérimentations se joignent alors à cette mouvance, plus abstraites, comme celles de Freundlich et Sonia Delaunay. Le disque solaire se révèle continuellement grâce au perfectionnement du matériel d’observation scientifique. L’astre solaire a de moins en moins de secrets pour l’homme. Et à partir des années 20, la théorie de la relativité générale d’Einstein nous fait prendre conscience que l’univers est en perpétuelle expansion. Le soleil n’est plus l’astre dominant. Il devient pour certains exempt de vanité puisqu’il n’est plus qu’une étoile parmi une multiplicité d’autres étoiles. Cette dilatation de l’espace est au centre des œuvres de Miro et Calder, relativisant l’héliocentrisme à travers les poétiques constellations ou les « stabiles ». Cependant l’image du soleil est préservée car l’astre est intrinsèquement vital. Il est la sève de notre existence ce qui le rend indispensable sur une terre où l’homme a conscience de ne pas se situer au centre de l’univers et d’en être qu’une poussière. Et c’est à partir de ce constat que Gérard Fromanger termine l’exposition avec son « Impression soleil levant 2019 ». L’artiste se base sur ces réflexions scientifiques pour « installer » son chevalet dans l’espace et proposer un point de vue inédit. Il explique d’ailleurs : « Le soleil levant, pour moi, c’est Youri Gagarine, Neil Armstrong, là-haut dans une station spatiale ou sur la lune. »

Le musée Marmottan nous invite ainsi à une exposition au rayonnement solaire inouï, qui met en valeur son éclat à travers l’évolution de la peinture de l’Antiquité à aujourd’hui. Une floraison d’œuvres d’art illumine ce parcours axé sur les multiples représentations esthétiques de cette fabuleuse étoile de la Voie Lactée, mises en résonance avec l’évolution des progrès scientifiques à travers le temps.

L’astre divin aura inspiré l’homme tout au long de son histoire. Il nous livre ici de somptueuses œuvres, témointes de son influence dans l’histoire des arts.   

Du 21 septembre 2022 au 29 janvier 2023 au Musée Marmottan Du 25 février 2023 au 11 juin 2023 au Musée Barberini à Potsdam

Les pires De Lise Akoka et Romane Gueret

« Les pires » est le premier long métrage des réalisatrices Lise Akoka et Romane Gueret, dont la rencontre lors d’un casting d’enfants quelques années auparavant détermina un désir profond de travailler sur l’expérience particulière du casting sauvage d’enfants, induisant de facto les difficultés et limites que cela peut engendrer.

Les deux jeunes femmes ont des parcours complémentaires. Lise Akoka a effectué des études de psychologie et s’est formée au métier de comédienne tandis que Romane Gueret a exercé différents postes dans le cinéma, comme cadreuse, assistante réalisatrice et assistante de casting. Elles font connaissance en 2014 alors que Lise Akoka est directrice de casting et Romane Gueret stagiaire. Et cela à travers la recherche d’enfants dans le bassin minier du nord de la France. Le déclic se fait en diligence et la connexion est telle qu’en 2015 elles co-réalisent un court-métrage, « Chasse royale », dont le sujet se rapporte aux interrogations sur l’expérimentation du casting sauvage. C’est naturellement qu’elles envisagent alors d’approfondir leur réflexion en traitant de surcroît du tournage et donc de la fabrication d’un film, avec une fois de plus des enfants originaires de cette région du nord. Naît alors « Les pires ». Le titre nous interpelle d’emblée. Nous faisons connaissance dès le début du film avec, à travers un casting, des personnalités face-caméra débordantes et singulières, dont le parcours est semé d’embûches, tant scolairement que socialement ou au niveau familial, puisque le désir du cinéaste flamand Gabriel (Johan Heldenbergh) est de découvrir de sacrées bouilles aux individualités marginales, qui ont déjà croisé des difficultés de vie fortes. Les adolescents choisis seront les personnages principaux d’un film tourné cité Picasso à Boulogne-sur-Mer, et dont le titre a pour origine un proverbe ch’ti : « A pisser contre le vent du nord » (dont la suite est « on mouille sa chemise ou à discuter contre tes chefs, tu auras toujours tort »). De ce casting de départ, quatre ados vont être sélectionnés. Mais les habitants de la cité s’interrogent sur le choix du réalisateur : pourquoi les « pires » ? Nous entrons ainsi dans la vie cabossée de Lily, Ryan, Jessy et Maylis. Lily, 16 ans, a déjà subi la perte d’un être cher à son cœur, son petit frère, qu’elle a accompagné dans la maladie, un cancer qui l’a anéanti. La jeune fille a de nombreux flirts, multipliant des expériences qui lui amènent une réputation qui ne lui correspond pas. Mais la vie de quartier est pesante et les langues perfides. Ryan est le plus jeune des quatre ados. Vu l’instabilité de sa mère, il a été confié à sa grande sœur. Le môme présente des troubles de l’attention, souffre d’hyperactivité. Malgré la présence en classe d’une accompagnante AESH, l’enfant est en grande souffrance scolaire. Ensuite nous avons Jessy, au casier judiciaire déjà existant. La dureté du jeune homme est palpable, désirant montrer tous les attributs d’une virilité puissante, comme une arme défensive prête à le protéger pour masquer ses fêlures, sa vulnérabilité. Et enfin nous avons Maylis, plutôt repliée sur elle-même, qui a du mal à s’affirmer. Elle doute de son envie de participer au tournage de ce film.

Ces jeunes personnages sont la sève du film. Les adultes qui gravitent autour d’eux sont au second plan, leur implication permettant de mettre en exergue la vie sur le tournage, avec ce que cela implique pour chaque membre de l’équipe, comédiens et techniciens, extirpant le ressenti des jeunes ados. D’autres scènes en dehors du tournage, au sein des relations familiales et dans le quartier, approfondissent ces relations et émotions qui tissent les questionnements intrinsèques au choix de jeunes comédiens non professionnels de quartiers populaires, à la vie déjà compliquée.

La genèse de l’écriture des « Pires » est bien antérieure au tournage. Lise Akoka, Romane Gueret et Eléanore Guerrey ont écrit ensemble un scénario basé à l’origine sur des entretiens avec moults adolescents lors d’un casting sauvage, ce qui leur permit de s’abreuver de la parole, de la gestuelle, de la manière de s’exprimer et des récits relatés par ces enfants vivant dans ces quartiers dont les deux réalisatrices désiraient parler. Mais le film prit du temps à se monter, ce qui obligea Lise Akoka et Romane Gueret à changer les ados qu’elles avaient repérés, puisqu’ils avaient grandi et ne correspondaient plus à l’âge des différents rôles. D’où la complexité et la nécessité de ne pas s’engager avec ces jeunes tant que la certitude de travailler avec eux n’est pas totalement avérée. Il y eut donc un second casting, à travers divers établissements scolaires, des centres éducatifs pour mineurs, des foyers … afin de découvrir ces jeunes ados que nous voyons dans le film et ajuster l’écriture à leurs personnalités. L’échange entre ces jeunes acteurs non professionnels et les scénaristes fut primordial : « Le scénario a été écrit à partir de séances d’improvisation et de rencontres assez longues avec beaucoup d’enfants, ce qui nous a inspirées en nous donnant les lignes de l’histoire et en créant les personnages. Mais nous sommes arrivées sur le plateau avec un scénario très écrit. Nous avons travaillé également longtemps avec les enfants pour leur apprendre leurs textes. Ensuite nous les avons dirigés via des oreillettes à travers lesquelles nous leur lancions des indications de jeu et les textes. On s’en tenait au texte écrit et après avoir fait toutes les prises qui nous convenaient, nous prenions souvent plus de liberté pour les dernières prises en essayant de créer de la surprise, de l’inattendu. » (Lise Akoka, « Cineuropa ») Donc peu d’improvisation dans « Les pires ».

Il était impératif pour les réalisatrices de parer aux pièges et dangers des poncifs et clichés des quartiers populaires, tout en exprimant avec finesse les interrogations sur la distance, l’équité et le bien-fondé qui sont inhérents au tournage d’un film comme celui-là. Car « Les pires » est une mise en abyme d’un tournage dont les personnages principaux sont de jeunes ados non-professionnels, qui sont à mille lieues de ce monde artistique privilégié. Les cinéastes nous interpellent ainsi sur l’ambivalence des rapports et des liens entre le milieu modeste d’une sphère populaire et l’équipe d’un cinéma indépendant, d’auteur. Quelles sont donc les limites, la frontière à ne pas franchir ? Comment refléter la collision entre ces deux univers si différents ? Une rencontre véritable est-elle envisageable ? Le metteur en scène du film dans le film, Gabriel, est parfois déroutant, ambigu. On sent qu’il tient à discuter de manière sincère avec ces ados, de se lier avec eux et partager. Mais certains de ses comportements sont équivoques. La scène de rixe entre Ryan et ses camarades en est le parfait exemple. Gabriel trouve qu’elle n’est pas assez réaliste. Agacé, il incite les petits copains du gamin à insulter sa mère, sachant très bien, pour en avoir parlé avec Ryan, que cela va provoquer chez lui une hargne très agressive. Les enfants s’en donnent à cœur joie et nous plongeons dans une violence inquiétante qui ravit le metteur en scène mais inquiète son équipe. Ryan, à terre, est quasi-asphyxié par les autres. Le malaise est palpable, certains adultes sont choqués, Gabriel n’interrompant pas la scène. Une fois coupée, le gosse se relève, à bout de souffle, mais il se marre ! La limite, le fil rouge, a été dépassé. Pour autant, Gabriel trouve cela normal, il est emballé par ce qu’il vient de filmer. Il est pourtant clairement manipulateur dans cette relation adulte-enfant, ce qui interroge sur les enjeux d’un tournage avec des comédiens mineurs, et qui plus est non-professionnels. La question éthique, la morale, sont un sujet d’interrogation pour les deux réalisatrices.

Les phénomènes psychiques qu’engendrent les rapports sociaux, qu’ils soient au niveau du travail, de la classe sociale, de l’âge, sont posés. Mais elles traitent tout autant des liens familiaux, amicaux, de l’amour, de l’affect. Elles vont au-delà du cadre du tournage. L’échange entre l’assistante du réalisateur, Judith, et les gens de la cité Picasso, ainsi que les services sociaux, est un moment important et nécessaire quant à l’image que les habitants désirent donner de leur lieu de vie qu’ils aimeraient être considéré et valorisé. Eux luttent contre la stigmatisation. Ces discussions enrichissent le film. Lise Akoka explique : « On trouvait intéressant de faire entendre le discours de l’éducatrice dans le film qui met en lumière le fait qu’il y ait divergence d’intérêts entre le monde de l’art et le monde associatif/politique et que ce débat est central, il n’y a pas d’un côté un qui a raison et de l’autre un qui a tort. Le débat est compliqué en tout cas ».  « Les pires » a le discernement de nous soumettre une vision critique et introspective sur l’expérience bien particulière d’un tournage et le processus décisionnaire du metteur en scène. Et cela sans être manichéen, sans émettre la moindre sentence, le moindre précepte de morale. Les deux cinéastes donnent la parole à ces adolescents. Nous percevons leurs ressentis à travers ces nouvelles expériences qu’ils ont l’opportunité de vivre. Cette mise en parallèle avec la propre expérience de ces jeunes comédiens en herbe nous interpelle. La question de l’impact d’un tournage sur ces jeunes gens est amorcée. Une des réalisatrices explique : « Le cinéma est un endroit de catharsis, de recherche de soi-même, qui peut parfois offrir cela à des enfants qui s’interdisent d’éprouver le moindre sentiment. A aucun moment nous ne prétendons que le cinéma va totalement changer les vies de ces enfants ; il n’a pas ce pouvoir-là, ou rarement. Pour autant, il crée une bifurcation, une modification dans les itinéraires de chacun qui, si petites soient-elles, ont de la valeur » (Le bleu du miroir).  Lise Akoka renchérit sur le fait que ce film « parle du jeu d’acteur dans le sens où il traite ce que c’est de devenir un artiste et à quel point les artistes sont partout. (…) Il y a cette chose assez mystérieuse où certains se révèlent. Ils trouvent par la voie du jeu une possibilité d’ouvrir des portes émotionnelles qui sont longtemps restées fermées » (Format court).

Afin d’encadrer les jeunes comédiens sur le tournage, un adulte référent leur a été attribué (éducateur ou famille), ainsi qu’un psychologue pour les rencontrer hebdomadairement et faire un point avec eux. Ils ne furent pas délaissés lors de l’après-tournage. Ils ont été suivis pour éviter une interruption brutale avec l’aventure qu’ils avaient vécue.

Les deux réalisatrices furent accompagnées à la lumière par le directeur de la photographie Eric Dumont, aussi présent sur le court « Chasse royale » et sur « Tu préfères ». Le tournage eut lieu à Boulogne-sur-Mer, ville où la lumière, dans l’inconscient collectif, paraît plutôt froide. Mais Eric Dumont a capté cette luminosité du Nord avec chaleur, en favorisant les lumières à contre-jour, en axant peu ses éclairages « à la face ». Il explique : « Je cherchais un rendu très moderne et photographique, sharp mais doux sur les peaux, avec cette petite brillance dans le regard et du modelé sur les visages. Je voulais éviter à tout prix le rendu un peu laiteux et plat. Je suis à pleine ouverture quasiment tout le temps pour concentrer le regard (…). L’intention du film c’est de se concentrer sur les personnages. On est avec eux. Le gros du travail avec ces réalisatrices, c’est qu’il y a un côté très pictural sur la peau, sur les yeux, avec beaucoup de gros plans, et il fallait augmenter ce côté-là en se concentrant sur les visages et en travaillant sur les flous » (AFC). Dans « les pires », la caméra portée est très utilisée, avec beaucoup de prises sur le vif, capturées et immortalisées grâce à un matériel léger et « des optiques compactes, lumineuses, mais qui couvrent le plein capteur : il y avait une volonté d’avoir un rendu « fort mais subtil », c’était notre blague avec les réalisatrices, et ces optiques me permettent de travailler en contre-jour, en sous-exposition, avec très peu de lumière et des parti pris où le sombre et le noir existent. C’est beaucoup plus intéressant pour moi de partir de cette image qui se tient et de sculpter la lumière… pour ensuite justement avoir moins de travail à l’étalonnage » (AFC). Grâce à cette construction lumineuse, « Les pires » possède une esthétique qui sert bien le prisme de cette jeunesse écorchée, déjà amochée par un vécu escarpé. Quant à l’atmosphère du tournage, elle fut distinctive, atypique : « j’ai le souvenir d’être dans une urgence permanente. Avec tous ces enfants issus du casting sauvage, pour certains très difficiles, ça rendait les choses très fragiles. Mais cette urgence et cette fragilité ont su aussi fabriquer de la beauté et de la grâce. Ce que je retiens aussi c’est l’immense force du collectif. Cette équipe si jeune, si déterminée, prête à tout pour le film » (Lise Akoka au Festival de Cannes).

Grâce à toute cette osmose collective, Lise Akoka et Romane Gueret nous livrent un premier long métrage où la réflexion et les interrogations sur le cinéma s’entremêlent à l’enthousiasme d’une fiction exaltée. Elles ont réussi à créer un équilibre harmonieux et captivant face aux questionnements qu’un tel sujet implique. Avec un magnifique investissement de la part des jeunes comédiens. Le prix « Un certain regard » à Cannes et le « Valois de diamant » à Angoulême ont été remportés par les deux réalisatrices. Ces victoires sont amplement méritées et nous en sommes très heureux.

 

 

 

Réalisation : Lise Akoka et Romane Gueret / Scénario : Lise Akoka, Romane Gueret et Eléonore Gurrey / Directeur de la photographie : Eric Dumont / Chef opérateur son : Jean Umansky / Chef décorateur : Laurent Baude / Costumes : Edgar Fichet / Directrice de casting : Marlène Serour / Montage : Albertine Lastera / Distribution : Mallory Wanecques (Lily), Timéo Mahaut (Ryan), Loïc Pech (Jessy), Mélina Vanderplancke (Maylis), Johan Heldenbergh (Gabriel), Esther Archambault (Judith), Matthias Jacquin (Victor), Angélique Gernez (Mélodie), Dominique Frot (Grand-mère Ryan), Rémy Camus (Rémy), Sophie Bourdon (La maquilleuse) / Production : Les films Velvet, France 3 Cinéma / Distribution : Pyramide Films / Sortie en salles : 07/12/2022

 

 

Les Amandiers De Valeria Bruni-Tedeschi

L’impétuosité de la jeunesse et l’ivresse du jeu habitent avec fougue le nouvel opus de Valeria Bruni-Tedeschi, où la transmission et la frénésie du travail théâtral insufflent une énergie et une puissance vitale à couper le souffle.

Autour des années 86-87, la seconde et ultime promotion de l’école des Amandiers, sous la houlette de Patrice Chéreau et Pierre Romans, comptait parmi ses élus Valeria Bruni-Tedeschi, Vincent Perez, Thibault de Montalembert, Agnès Jaoui, Marianne Denicourt, Eva Ionesco, Bruno Todeschini….. une génération d’acteurs exaltés, fougueux, passionnés, libres. Valeria Bruni-Tedeschi nous immerge dans les souvenirs de cette école singulière qui reste encore aujourd’hui un lieu d’anthologie pour les amoureux du théâtre. La réalisatrice a comme à son habitude co-écrit le scénario avec Noémie Lvovsky et Agnès de Sacy, ses partenaires d’écriture depuis son premier film « Il est plus facile pour un chameau… ». Elles se sont inspirées des souvenirs de Valeria Bruni-Tedeschi, mais aussi de ceux des anciens élèves des Amandiers. Noémie Lvovsky est à l’origine de l’idée de rencontrer l’ancienne troupe pour évoquer et partager leurs souvenirs. Tout en indiquant que le film resterait une fiction, les trois scénaristes vont s’inspirer des évocations mémorielles de chacun. Elles se sont ainsi nourries de ces confidences sans jamais donner le nom d’un de ces comédiens à un personnage. Seuls les noms de Chéreau et Romans sont gardés. C’est ainsi que va naître une nouvelle troupe de jeunes comédiens, Stella incarnant la mémoire de la jeune Valeria, tout comme Etienne rappelle le souvenir de Thierry Ravel, ancien élève des Amandiers et amoureux de Valeria Bruni-Tedeschi, disparu à 28 ans d’une overdose.

Le passé et la fiction s’entremêlent et nous plongeons dès le début du film au plus fort des auditions de ces jeunes qui ont autour de la vingtaine, qui livrent leurs émotions et déposent leurs tripes sur cette scène improvisée, devant les yeux amusés mais engagés d’un jury totalement impliqué et passionné. Surgissent dès lors des personnalités explosives, fiévreuses, vivantes, enivrées, décalées… délicates aussi. Leur rêve est d’intégrer ce lieu fantasmé où la frontière entre le réel et le jeu se liquéfie, où l’expérimentation est à son apogée. Et le maître, la figure idolâtrée de cette école de Nanterre est Patrice Chéreau. A l’époque l’homme était à la direction du théâtre des Amandiers depuis 1982 et c’est grâce à son travail acharné que ce lieu culturel était devenu une scène nationale d’importance. Il s’associa alors à Pierre Romans, metteur en scène et comédien, afin d’ouvrir une école où les jeunes talents avaient une foi sans demi-mesure pour l’art théâtral, dans une vision proche de celle de Lee Strasberg (Actor’s Studio), où la « mémoire émotionnelle » jaillit d’une présence et d’un enchantement scénique, d’une emprise à la fois intense et sincère sur l’auditoire. Le film rend hommage à cette vision théâtrale, où la puissance des corps et l’exaltation des émotions plongent Stella, Adèle, Etienne et les autres dans un tourbillon grisant de vertige et d’enivrement, de passion et d’amour, comme les pièces tragiques peuvent nous en livrer. Ces auditions représentent pour ces jeunes l’espoir d’un changement de vie où aucune restriction ni réserve ne doit troubler leur quête d’absolu. Leur rêve est de travailler avec Chéreau, quels que soient les sacrifices, les offenses, les fêlures que cela peut engendrer. Une douzaine d’élus seront choisis, prêts à toute abnégation, pour travailler sans relâche et se livrer corps et âmes. Valeria Bruni-Tedeschi va filmer avec ardeur ces jeunes comédiens, cette nouvelle troupe que son cadre, son regard, enveloppe sans relâche.

Le casting dura plus de six mois et la cinéaste décida de répéter abondamment avec tous ces jeunes comédiens dès ces essais. Son dessein était de créer une troupe, afin de retranscrire les interactions qu’elle-même avait vécu lors de cette expérience qui changea sa vie. Elle raconte dans « Vogue » : « Ils ont laissé tomber leur téléphone portable, la peur du ridicule, l’envie de bien faire. J’essayais de les placer dans cette forme d’inconscience que j’avais vécue. » A l’image, leur investissement nous percute avec force. Ils sont sublimés par le regard que porte la cinéaste sur eux. Les visages et les corps nous transcendent au gré d’une texture d’image et d’un grain qui nous transportent à la lisière des années 80 et des années 2020, « Les Amandiers » se révélant être une entrevue entre le passé et le présent. Tout est histoire de transmission. Et ce travail sur l’image est le résultat d’une recherche très approfondie du directeur de la photographie Julien Poupard. Quelques mois avant le tournage, celui-ci fit ses premiers essais à la Maison de la culture de Créteil (qui sera dans le film le théâtre des Amandiers) avec une caméra S16 mm et une Alexa. Car Valeria B.T. aimait profondément la texture de la pellicule pour son rendu esthétique. Cependant les procédés de tournage de la cinéaste s’associaient mieux à un choix de caméra numérique puisqu’elle aime privilégier les prises de vues longues, qu’il est important pour elle de filmer les répétitions et que de ce fait, les rushes sont interminables ! (D’ailleurs la version longue de ce film est de 4h30 !) Alors Julien Poupard pensa que le numérique avec des optiques vintage était la solution : encore une manière de mélanger passé et présent. Grâce à ces essais, le directeur de la photographie fit des recherches sur le grain, sur la définition, sur la couleur, bref sur la texture de l’image en filmant avec ces deux caméras, l’une organique, l’autre numérique. Et ces tentatives furent projetées au Max Linder. Ces recherches se révélèrent convaincantes. Grâce aux essais en Super 16, Julien Poupard trouva comment travailler avec le numérique pour se rapprocher au maximum du rendu pellicule 16mm.

C’est grâce aux fruits de ces recherches que nous nous immergeons ainsi dans l’atmosphère de cette époque à la fois colorée, entraînante, vivante, mais aussi apeurée par l’irruption violente du sida. Valeria B.T. en parle sur France 3 : « Il y a beaucoup de rêves, beaucoup de désirs, beaucoup de jeunesse, beaucoup de gaité et aussi beaucoup d’angoisse. C’était le début du sida, il y avait beaucoup de drogues, voilà il y a un mélange entre amour et mort dans le film, un conflit intérieur entre Eros et Thanatos, qui je pense donne de la force au film et donne une chose de vérité au film. » Cette jeunesse, ces fantômes, sont convoqués avec fracas dans cette épopée libertaire. Et il est hors de question d’épargner ses mentors, Patrice Chéreau et Pierre Romans, qu’elle considère comme ses parents de son « enfance de travail ». Avec la troupe des Amandiers ils représentaient une famille. L’admiration pour les deux hommes est palpable dans ces mots de la cinéaste : « Ces deux hommes étaient pour nous comme des dieux de l’Olympe, ils étaient très beaux, très jeunes, très charismatiques. Ils arrivaient dans un couloir et tout le monde se taisait » (Cameo-nancy). Cependant elle n’hésite pas à évoquer les zones d’ombre de cet homme si important dans sa vie : « Pour Chéreau, il a fallu que je me fasse violence. Je me suis dit qu’il aurait détesté être évoqué sans défauts. Il n’aimait pas les personnages lisses, il aimait les personnages qui avaient des zones d’ombre. Il aimait passionnément les êtres humains et il aurait détesté être représenté comme une idole. L’irrespect était fondamental dans ses films et dans ses mises en scène. Par respect pour lui il fallait que je ne le respecte pas » (Point Culture). Car lorsque les trois scénaristes ont commencé à écrire des scènes avec le personnage de Patrice Chéreau, ce n’étaient que des moments où il répétait avec ses élèves. En utilisant les écrits laissés par cette grande figure, elles ont retranscrit avec la fidélité la plus rigoureuse possible sa parole. Pour résumer, il représentait au départ une personnalité sacralisée, passionnante par le biais de son travail. Mais sans la moindre faille. Alors Valeria B.T. a décidé d’évoquer l’homme avec ses qualités mais aussi ses défauts. Elle le fit aussi, mais plus aisément, avec Pierre Romans. « Ma principale critique envers cette école, explique-t-elle, est la manière dont la drogue était omniprésente. Les psychodrames, les cris, les entreprises de séduction de Chéreau envers certains élèves : tout cela fait partie de la vie. En revanche, que Chéreau et Romans, qui étaient nos modèles, puissent consommer de la drogue devant nous, c’était de la vraie inconscience. L’héroïne et la cocaïne circulaient » (Vogue). La vie et la mort s’entrelacent ainsi tout au long du film, le sida et la drogue frappant de près cette jeunesse frémissante et endiablée. Les échanges amoureux, l’irrévérence, la liberté, l’urgence de jouer et de vivre, habitent cette troupe communautaire dont le don de soi pour le jeu théâtral n’a pas de limites. Et la découverte pour cette jeunesse de la méthode de Lee Strasberg à New-York témoigne de la modernité de Chéreau qui, lui aussi, permit à ses élèves d’aller aux Etats-Unis pour découvrir ce que représentait l’héritage de l’Actor’s Studio. Pour Valeria, cette méthode fut « comme une fenêtre qu’on ouvrait sur l’horizon », et la base de son travail de comédienne. Dans « Les Amandiers », la jeune troupe expérimente ce travail particulier, cette recherche sur la mémoire émotionnelle, avec une coach inspirée par la très respectée Susan Batson de l’Institut Strasberg, membre de l’Actor’s Studio. Valeria B.T. a elle-même travaillé avec elle tout au long de sa carrière. Susan Batson est l’auteure de « Truth ». Et c’est justement cette vérité que cherchent Strasberg et Chéreau. C’est le lien qui unit ces deux hommes, même s’ils dirigent les acteurs de manière un peu différente : « La méthode de Strasberg est accueillante, d’une certaine manière douce. La manière de diriger de Chéreau était plus masculine, plus brutale. Mais ils visaient, Chéreau et Strasberg, le même but : la vérité. (…) S’il y a des mots qui résument ce que m’a apporté Patrice, ce sont peut-être les mots « exigence » et « acharnement ». Ces mots m’ont guidée tout au long de ma vie. Ils me guident encore aujourd’hui, et lorsque je m’en éloigne j’ai l’impression de trahir mon métier » (Cameo-nancy). Toute la séquence à New-York est criante de vérité. La cinéaste filme sa troupe au plus près de ses jeunes comédiens, transcendés par cette expérience de travail, se lâchant totalement pour extraire « cette vérité ». Valeria Bruni-Tedeschi, qui avait déjà fait des répétitions durant le casting, sans encore avoir décidé qui seraient les élus de la troupe finale, a ensuite organisé des répétitions avec les comédiens choisis durant cinq semaines. Julien Poupard fut invité à filmer toutes ces répétitions, où il se rapprocha de tous les acteurs, à force de se mêler quotidiennement à eux. Des liens furent tissés. Il explique de surcroît que le découpage commença alors à prendre vie dans sa tête grâce à ces moments précieux. Puis ce furent de nouveaux essais où la construction de l’image se renforça. Julien Poupard nous explique : « Pour moi, les années 80, ça évoque ces photographies où l’on sentait les accidents, où l’on sentait le support de la pellicule. Avec parfois des virages de couleurs que l’on ne maîtrisait pas totalement : les accidents ! » (AFC) Une fois ces nouveaux essais projetés, il décida, à la suite d’échanges avec les cheffes déco et costumière, que deux tonalités seraient prépondérantes : les jaunes et les rouges, qui accentueraient l’effervescence et les élans de la jeunesse. Enfin, les dernières expérimentations avant le tournage eurent lieu. Le directeur de la photographie, la cinéaste et la scripte travaillèrent à l’unisson pour finaliser cette recherche acharnée : « Pour chaque scène, on partait des acteurs, on cherchait en premier lieu la bonne « note » de la scène puis on parlait découpage. » (AFC) Julien Poupard ajoute : « je voulais faire un film avec la liberté de la « caméra épaule » mais avec une dolly et un zoom. Pour cela je remercie mon chef machino, Alexandre Chapelard, très doué dans l’improvisation à la dolly. (…) En préparant le film, je suis tombé sur une interview de Chéreau qui disait « Le cadre ne doit pas suivre mais poursuivre les acteurs. » J’ai beaucoup utilisé le zoom pour fabriquer de l’accident. Le zoom comme un élan amoureux où le cadreur habite le plan en choisissant de regarder un détail, un visage (…). Pour filmer Chéreau, qui est très mystérieux dans le script et un peu inaccessible pour les jeunes acteurs, on a eu l’idée de le filmer toujours de loin en longue focale, toujours un peu caché et insaisissable » (AFC). Et ces mots de P. Chéreau accompagnèrent Julien Poupard et Valeria Bruni-Tedeschi à chaque instant : « Pas de transcendance sans transgression ». Sur la manière de capter le personnage de Chéreau, J. Poupard cite aussi le documentaire « Il était une fois 19 acteurs » où, « dans chaque plan où l’on voit Chéreau le cameraman est toujours un peu loin, comme si Chéreau avait du mal à se laisser filmer. J’ai donc commencé à penser le filmer de loin, comme si je n’osais pas le filmer, comme s’il était insaisissable. A l’opposé des jeunes comédiens de la troupe qui sont filmés frontalement, on ne le voit jamais de face mais toujours de côté ou en amorce » (CNC).

Deux cinéastes furent aussi deux grandes influences pour Valeria Bruni Tedeschi : Cassavetes et Schatzberg. Elle cite aussi Chéreau. Elle montra à tous plusieurs films en référence : « Hôtel de France » (adaptation contemporaine de « Platonov » d’Anton Tchekhov, pièce que répète la jeune troupe des Amandiers), « L’homme blessé », « Panique à Needle Park », « Une femme sous influence » et « Opening night ». Dans ces films, le jeu des comédiens est saisissant, que ce soient Al Pacino, Gena Rowlands, Kitty Winn ou encore Jean-Hugues Anglade. C’est encore une fois la « recherche de la vérité » que ces trois grands directeurs d’acteurs partagent et c’est ce que Valeria Bruni-Tedeschi a voulu influer à ses protégés. Certains comédiens de Nanterre, qui étaient à l’époque ses partenaires aux Amandiers, ont un rôle dans le film : Franck Demules joue le gardien du théâtre, Bernard Nissile interprète le majordome de la famille de Stella, Isabelle Renauld est l’assistante de Chéreau. Nous apercevons aussi Thibault de Montalembert dans le jury de la première séquence. Ce sont encore d’émouvants clins d’œil qui accompagnent ce bel hommage aux comédiens et comédiennes, générations confondues. Car cette mythique école, qui laissa une empreinte indélébile, fut l’antre d’expérimentations, d’explorations de soi absolument dévorantes. La vie et le théâtre se côtoient, se cherchent, se répondent, s’entremêlent. Les élèves sortent de leur zone de confort, se lâchent et perdent le contrôle, ivres de désirs et de liberté, même si ce n’est pas sans risques. La cinéaste s’immerge dans ses propres émotions : « C’est une foule de détails qui font ressurgir charnellement les souvenirs » (Vogue). Et elle le fait de manière à la fois tragique et comique, jouant sur les variations de la vie, sur les impulsions, sur la fantaisie, sur la menace mortelle de la maladie et de la drogue, sur la passion, sur la soif d’absolu. Et nous fait frémir en traquant cette jeunesse avec une ivresse pleine de sensibilité. Cette troupe, qu’elle a créée au fil de ses répétitions, est bouleversante. Et elle aime les filmer en plans séquences, lorsque c’est possible : « Le plan séquence, j’aime qu’il soit un moment de vie, sans filet. Mais cela dépend des scènes. Ce qui m’embête, c’est de devoir filmer un champ et ensuite un contrechamp. J’aime beaucoup tourner à deux caméras, ce qui permet aux acteurs d’être toujours au présent ; mais nous n’avions pas le budget pour cela » (Les cahiers du cinéma).

Ces instants de vie que Valeria Bruni Tedeschi a filmé sont incandescents, poignants. Tous ces jeunes comédiens nous emportent, nous transportent. Ils sont solaires, comme ce magnifique film livré par cette cinéaste qui fouille ardemment dans sa vie pour à chaque fois se livrer un peu plus. Nous finirons par ces mots de Patrice Chéreau (à propos de sa mise en scène de « La dispute » de Marivaux) qui font écho à ces jeunes actrices et acteurs que nous découvrons dans « Les Amandiers » : « Regardez ces enfants,  regardez les crimes qu’ils commettent, regardez comme ils se mentent à eux-mêmes, comme ils veulent apprendre et ne peuvent pas, comme ils veulent faire le tour de toutes les expériences et les épuisent en si peu de temps, et quels espoirs pourtant ils portent encore en eux quand la lune est pleine. Je vous laisse avec eux, ils sont comme nous, ils ont envie d’être aimés ».

 

 

 

Sortie : 16 novembre 2022 / Mise en scène : Valeria Bruni-Tedeschi / Scénario : Valeria Bruni-Tedeschi, Noémie Lvovsky et Agnès de Sacy / Directeur de la photographie : Julien Poupard/ Ingénieur son : François Waledisch / Cheffe décoratrice : Emmanuelle Duplay / Directrice de casting : Marion Touitou / Production : Agat Films & Cie, Ad Vitam, Ex Nihilo / Distribution : Ad Vitam / Avec : Nadia Tereszkiewicz (Stella), Sofiane Bennacer (Etienne), Louis Garrel (Patrice Chéreau), Micha Lescot (Pierre Romans), Clara Bretheau (Adèle), Noham Edje (Franck), Vassili Schneider (Victor), Eva Danino (Claire), Isabelle Renauld (assistante de Chéreau), Sandra Nkaké (Prof New-York), Bernard Nissile (le majordome), Franck Demules (Alain le gardien), Liv Henneguier (Juliette), Baptiste Carrion-Weiss (Baptiste), Lena Garrel (Anaïs)

 

Close De Lukas Dhont

« Close » est le deuxième long métrage du cinéaste flamand Lukas Dhont. Il nous emporte avec grâce dans l’univers de l’enfance, à l’âge où la pré-adolescence va faire basculer la vie de deux jeunes garçons de 13 ans, Léo et Rémi, jusqu’ici meilleurs amis depuis leur plus jeune âge.

Nous plongeons d’emblée dans le monde de ces deux frères de cœur qui vivent une relation harmonieuse et joyeuse au sein d’un environnement idyllique, une campagne belge dont les champs fleuris déterminent les saisons. Le lien qui unit ces deux êtres nous emmène vers une pureté et une tendresse délestées de questionnement de genre. Ils courent, jouent, partagent une connexion fusionnelle, dorment souvent ensemble chez Rémi dont la maman Sophie accueille Léo comme un second fils. Le lien est évident. Et cette belle relation semble immuable.

Lukas Dhont saisit avec délicatesse l’intensité de ces instants partagés, de cette amitié naturellement sensuelle et tactile. Léo et Rémi ne se posent aucune question. Ils sont spontanés, vrais. Et le cinéaste les magnifie intensément durant cet été ensoleillé, où l’insouciance vit ses derniers instants. Car de cet eden, havre de bonheur partagé, les deux jeunes garçons vont passer vers une dimension collective qui va bouleverser la pureté du lien qui les unit.

La rentrée en secondaire arrive et Léo et Rémi sont de nouveau dans la même classe, heureux de cette « éternelle » proximité. Mais 13 ans est un âge délicat, l’adolescence pointe du doigt et le regard des autres camarades peut devenir un poids, une source de conflit intérieur. Les jeunes de l’école observent très rapidement la fusion des deux garçons  et une question va rapidement leur être posée, assez naturellement et sans agressivité : sont-ils en couple ? La surprise est telle qu’on s’aperçoit qu’ils ne comprennent absolument pas l’allusion faite à leur relation. L’ingénuité, la sincérité de l’innocence de leurs sentiments, sont mises à mal, mais seulement dans les yeux de Léo. Rémi est surpris de cette question mais ne change rien à son attitude puisque leur relation lui semble tout à fait normale et légitime. Cependant Léo, sans jamais faire passer ce basculement par des mots, va changer son comportement. Ce sont ses non-dits qui vont chambouler cette amitié.

L’école, antre d’une microsociété ravageuse, a une influence coercitive et morale sur ces jeunes qui cherchent à entrer dans la norme. L’insouciance et la légèreté subissent une pression telle que cela peut finir en drame. Lukas Dhont exprime ainsi ses aspirations dans « Trois couleurs » : « J’avais le désir, dans « Close », de parler de la masculinité. Mon père avait des difficultés à partager des choses avec moi (…) je suis le produit de ce manque de communication et j’ai donc voulu montrer, dans la première partie de « Close », la beauté de laisser la possibilité à deux jeunes garçons de partager quelque chose qui est plus profond qu’une simple poignée de mains. Ils partagent leurs secrets, leurs doutes, leur insécurité. Je voulais montrer ce partage, mais aussi ce que sa perte peut ensuite engendrer. Si on ne valorise pas assez ce bonheur partagé et qu’on nous dit de ne pas nous ouvrir à l’autre car c’est une faiblesse, on reste juste des îles les unes à côté des autres. « Close » montre que ce partage de bonheur est aussi une complicité et une coopération. » Cette réflexion vient de loin, de l’adolescence du cinéaste qui s’est lui-même éloigné d’amis, de sa propre volonté, et qu’il a fini par perdre : « J’étais très efféminé et sujet à beaucoup de remarques. Le fait d’être intime avec un autre garçon offrait au regard des autres comme une confirmation d’une identité sexuelle supposée. » (Closethefilm.be) Alors Lukas Dhont a écrit quelques mots clés, inspirés de ses souvenirs personnels : « amitié, intimité, peur, masculinité ». Ce fut la naissance de « Close » : « Tout s’est écrit autour de cette intimité rompue et du sentiment de responsabilité ou de culpabilité. » C’est cette pesanteur psychologique qui est au centre de la seconde partie du film, avec une incapacité de l’exprimer verbalement.

Le corps, le regard, le mouvement et le non-dit, la difficulté d’utiliser des mots pour mettre en exergue son ressenti : tout cela est au cœur de ce film qui relève plus de la chorégraphie, de la gestuelle, de l’expression corporelle, que de la communication verbale. La mouvance du corps, son expressivité, sa variabilité, sont fondamentales chez ce cinéaste qui rêvait d’être danseur mais qui n’a jamais osé aller jusqu’au bout en raison du regard et des remarques des autres. Il a d’ailleurs fait plus tard des stages auprès de chorégraphes alors qu’il était en école de cinéma. D’où cette prééminence du corps sur la parole pour exprimer ses sentiments, ses sensations intérieures, ses joies, ses peines et ses détresses. D’ailleurs le premier déséquilibre relationnel fort entre les deux garçons passe par le corps : un jeu dans la chambre de Rémi va riper vers une hostilité physique brutale qu’eux-mêmes ne comprennent pas. Cela traduit le malaise qui est en train de naître entre les deux amis. Le langage cinématographique de Lukas Dhont est organique, physiologique. Et la nature et les saisons sont aussi un moyen de s’exprimer. Les atmosphères habitent ce film avec intensité et traduisent l’évolution de la situation scénaristique. Le début du film explose dans une déflagration de couleurs vives, illuminées par un été radieux, dans les champs de fleurs magnifiques cultivés par les parents de Léo. Cette nature luxuriante est aussi fragile, éphémère. Tant que l’été dure, la caméra scrute inlassablement les visages de Léo et Rémi, la moindre expression de bonheur, de complicité, de plaisir simple de l’enfance encore présente. L’image est sensuelle, voluptueuse. La relation est tactile, tendre, naturelle. Lorsque la rentrée arrive, nous entrons en ville, dans un lieu bétonné. Le changement de saison approche, les fleurs vont être coupées, et l’éclat des couleurs va s’estomper pour laisser place à un automne qui nous emporte vers des tons plus sombres, plus terreux. Ce contraste accompagne la distance croissante qui s’engouffre entre les deux amis. Et cette césure s’amplifie après la disparition de Rémi, avec la pluie, le froid de l’hiver, métaphoriquement accompagné par le plâtre de Léo, qui a fait une mauvaise chute. Lukas Dhont a ainsi désiré parler du processus de deuil de Léo. Avec le printemps, les fleurs seront ensemencées et les couleurs vives peu à peu réapparaîtront, la floraison s’apparentant à une renaissance, signe d’une espérance, d’une invitation à se replonger pleinement dans la vie, malgré nos fêlures.

Une autre image est fortement symbolique pour le cinéaste, celle du hockey sur glace. Lorsque Léo s’écarte subrepticement de son ami de toujours, craignant d’être écarté par ses camarades de classe, il décide d’entrer dans l’univers codé de la masculinité. Il joue au foot dans la cour, s’inscrit au hockey…, fait en sorte de s’éloigner de sa nature intime, profonde. Il perd un peu de sa liberté d’être en entrant dans ce qu’il pense être la norme, système sociétal qui peut parfois annihiler notre personnalité, notre monde intérieur. Et c’est par le costume du hockey sur glace que le cinéaste veut refléter l’affectivité émotionnelle de Léo, que la culpabilité emprisonne : « On l’a traité corporellement comme un sentiment qui nous enferme et dont beaucoup n’arrivent jamais à parler » (Slate.fr)

Le manque de libération par la parole et la lourdeur du corps écrasent psychologiquement le jeune homme. Le hockey est un sport très masculin et assez violent. Il nécessite de porter un casque qui enferme le visage derrière une grille, le quadrillage isolant l’expression même de l’enfant. Tout cet attirail s’apparente à une pesanteur que Léo ressent au plus profond de lui. La douleur est là. Le jeune homme n’arrive pas à extérioriser ses sentiments. L’unique personne qu’il ressent le besoin de rencontrer, c’est la mère de Rémi, Sophie. Mais le cheminement est long. Cette rencontre aborde le sentiment de culpabilité, le désir de pardon même s’il n’est jamais formulé. Emilie Dequenne joue une mère qui avance grâce à une carapace. Lorsqu’elle dîne chez les parents de Léo avec son mari, c’est lui qui craque et pleure. Pas elle. Lukas Dhont a travaillé cela avec la comédienne : « Avec Emilie Dequenne, qui joue Sophie, la mère du jeune Rémi, on a beaucoup travaillé le concept d’armure. (…) Notre personnage de Sophie ressent des choses personnelles qui n’appartiennent qu’à elle, et cette armure lui donne de la force. Les clichés et stéréotypes veulent qu’une mère réagisse de façon ouvertement émotionnelle, et on relie trop facilement la féminité à l’extériorisation d’émotions. Mais j’avais envie de montrer une femme et une mère qui réagit autrement et qui n’est pas forcément idéalisée. Elle conserve pour les autres personnages une part de mystère. » (Trois couleurs) Et ce qui était aussi important pour le cinéaste, c’était de rester bienveillant avec l’ensemble des personnages du film, enfants et adultes, avec toutes les abstrusités inhérentes à chacun.

Deux cinéastes sont précieux aux yeux de Lukas Dhont : Céline Sciamma et Xavier Dolan. De Céline Sciamma il nous explique dans « Première » : « Elle excelle à écrire et filmer des personnages qui sortent du cadre en termes de genre comme de sexualité. Je me reconnais dans son cinéma. Elle a dit un jour avoir passé sa jeunesse à regarder des films qui ne l’aimaient pas. Quand je regarde un film de Sciamma, je vois un film qui m’aime. Et parmi tous ses longs, « Tomboy » m’a montré le cinéaste que je voulais être, le cinéma que je voulais faire, le regard que je voulais avoir. Céline a su changer d’axe et de focale sur des situations ou des personnages qui étaient pourtant depuis toujours sous nos yeux. (…) dans « Close » j’essaie par exemple de montrer une sensualité entre amis masculins. Ce que j’aurais aimé voir au cinéma à l’âge de mes personnages. » Quant à Xavier Dolan, il traverse aussi sa vie depuis « J’ai tué ma mère ». Il se reconnaît pleinement dans son cinéma.

« Close » est l’aboutissement de trois années d’écriture. Son titre a une double signification : proche/fermé. Proche parce que les deux garçons sont infiniment liés par une belle amitié. Fermé dans le sens où Léo se retrouve prisonnier du regard extérieur, puis enfermé par la culpabilité. La parole aussi est en berne. L’éloignement, puis la séparation, ne sont pas verbalisés. Les mots ne sortent pas. Lukas Dhont confie à Radio France : « Le cinéma, pour moi, c’est de la chorégraphie. C’est des spectacles de danse aussi, d’une certaine manière, parce qu’au centre de notre langage cinéma, il y a les corps, il y a les regards, il y a les mouvements, la proximité, la distance, les intentions de gestes. Je pense qu’on a développé un langage qui est beaucoup plus dans les visuels, dans les sons, dans la musique que dans les mots. »

Le cinéaste a travaillé durant toute une année avec ses deux jeunes comédiens Eden Dambrine et Gustav De Waele à échanger sur le scénario pour que celui-ci face écho à l’assentiment des deux garçons, afin qu’ils soient en phase avec ce qui est écrit. Il a de surcroît partagé de nombreux moments de partage avec eux, à cuisiner, se balader, visionner des films. Ce lieu leur a permis d’être à l’aise lors du tournage, de faire des propositions s’ils le désiraient, d’entretenir une confiance réciproque. Le résultat est émouvant, bouleversant. Ces deux bonhommes de 13 ans nous emportent dans leurs élans, dans leurs frustrations, vers le crépuscule de l’enfance, où l’innocence décline. De deux corps qui se meuvent et cheminent harmonieusement, qui s’effleurent et se touchent avec spontanéité, que la caméra unit dans le cadre, nous passons à une distance corporelle qui s’espace peu à peu. La fluidité de l’union des corps s’estompe au détriment d’un éloignement, d’une gêne. Les choix de la chroma accompagnent tous ces bouleversements, passant de compositions idylliques, colorées et lumineuses à l’arrivée progressive de saisons automnale puis hivernale, que la lumière et les tonalités accompagnent en s’accordant au conflit intérieur des deux garçons. Mais la fin de « Close » est filmée avec la résolution esthétique que la vie reprend le dessus, qu’elle bourgeonne de nouveau, que les couleurs « brillent ».

Ce film nous interroge avec douceur sur le besoin d’ouverture, sur le regard, sur la richesse de la différence. Afin que les peurs et les angoisses cessent. Et que le monde s’ouvre à tous.

 

 

Sortie 1er novembre 2022 / Mise en scène : Lukas Dhont / Scénario : Lukas Dhont et Angelo Tijssens / Directeur de la photographie : Frank Van den Eeden / Monteur : Alain Dessauvage / Décoratrice : Eve Martin / Ingénieure et monteuse son : Yanna Soentjens / Production Michiel Dhont et Dirk Impens / Sociétés de production : Diaphana films (France), Versus Production et VTM (Belgique), Topkapi Films (Pays-Bas), Menuet Producties / Distribution : Lumière Publishing (Belgique), Diaphana Distribution (France) / Avec Eden Dambrine (Leo), Gustav De Waele (Rémi), Emilie Dequenne (Sophie), Léa Drucker (Nathalie), Kevin Janssens (Peter), Marc Weiss (Yves), Igor Van Dessel (Charlie), Léon Bataille (Baptiste)

Tori et Lokita De Jean-Pierre et Luc Dardenne

La fraternité est au cœur du dernier film des frères Dardenne. Le sentiment profond de ce lien immuable habite cet opus et cimente les relations entre les deux jeunes personnages, Tori et Lokita, qui sont appelés en Belgique des « MENA » : mineurs étrangers non accompagnés. Le sujet de ce film, les frères Dardenne en ont eu l’idée il y a une dizaine d’années. C’est en lisant la presse qu’ils se sont de nouveau interrogés sur cette question, découvrant que de troublantes disparitions de jeunes exilés venus seuls sur le territoire belge avaient eu lieu.

Nous découvrons ainsi l’existence de Tori, un garçon de 12 ans venu du Bénin qui a quitté son pays car sa famille pensait qu’il était un enfant sorcier, ce qui le mettait en danger de mort. Il est hébergé dans un centre pour mineurs. Lokita, elle, est une jeune fille camerounaise de 17 ans. Elle est sans papiers. Si on ne les luit accorde pas, elle sera renvoyée dans son pays d’origine. Le lien qui les unit, c’est l’amitié. Ils se sont rencontrés sur un de ces bateaux en route pour l’exil, dans l’espoir de pouvoir enfin Vivre, comme tout être humain en a le droit. Ces deux solitudes vont se rencontrer et ne plus se quitter. Ils vont même tenter de se faire passer pour frère et sœur auprès des services sociaux pour permettre à Lokita de rester en Belgique auprès de Tori. Les frères Dardenne  désiraient absolument aborder ce sujet terrible des MENA sous l’angle de l’amitié. Ce fut leur moteur. La solitude est ce qui anéantit le plus les mineurs isolés dans un pays où ils se sentent perdus. C’est donc l’union de ces deux êtres qui leur permet de survivre dans nos sociétés qui ne les voient pas, qui ne les reconnaissent pas. Ce sont des invisibles qui vont subir toutes les manigances malsaines des esclavagistes contemporains (le restaurateur et son trafic de drogue, les dealers, les passeurs, les abus sexuels qui en découlent…). L’injustice y est impitoyable. Les dérives de nos sociétés aussi. Alors l’amitié est le seul remède à leurs souffrances. L’entraide, la fraternité, la création d’une nouvelle famille. Voilà ce qui les unit. Le regard des frères Dardenne sur notre monde occidental est glacial. La situation de ces mineurs est au bord du gouffre. La fragilité et l’insécurité règnent. Les cinéastes veulent dénoncer cette attitude qui peut conduire à la mort.

Dès le premier plan du film, la caméra enserre Lokita comme si déjà elle ne pouvait échapper à sa destinée. L’élaboration de la mise en scène sur le personnage de la jeune fille est axée sur l’enfermement. Et cela dès son interrogatoire aux services sociaux. Il en est de même dans la cuisine claquemurée du restaurateur située au sous-sol. L’apogée de cette claustration se déroulera dans la serre de plantation de cannabis.

Les frères Dardenne ne laissent donc que peu d’issues à ces jeunes exilés. De surcroît ils utilisent beaucoup la longue focale afin de sonder avec force les deux enfants en cadrage serré, tout en dépouillant l’image de ce qui se passe autour pour mettre en exergue l’indifférence des personnes qui croisent leur chemin sans même les remarquer. L’usage de l’ellipse est aussi récurrent dans le film, ce qui renforce intensément la puissance du hors-champ lors de scènes insoutenables, comme celles des violences sexuelles sur Lokita. La manière de filmer l’exécution de la jeune fille est de même basée sur le retrait. A propos de sa mort Jean-Pierre Dardenne explique : « On s’est toujours dit qu’il ne fallait pas la surdramatiser, mais l’enregistrer. La caméra est en retrait, le corps est légèrement camouflé par les feuilles ; on ne s’attarde pas, mais on reste un peu figé, comme pour dire au revoir. C’est notre idée : moins ce qu’on filme est accessible et plus il y a intensité. » (Trois couleurs)

Quant à la serre elle est la représentation de l’ «ogre » dans tout son aspect de gigantisme monstrueux, qui se nourrit de chair humaine, en l’occurrence ici de Lokita. Cet endroit souterrain est quasi-organique. Les cinéastes ont voulu un décor de l’ordre du « vivant », aux voies respiratoires qui absorbent l’air dans la cage thoracique, a l’instar d’un monstre ou d’une baleine, comme ils l’expliquent eux-mêmes. Le son des ventilateurs et des souffleries représente l’aspiration de la bête. Tout cela se rapporte sciemment aux contes de fées. D’ailleurs la bravoure du chevalier servant revient au jeune Tori, figure héroïque qui n’a pour but que de retrouver sa sœur de cœur Lokita, pour ne plus la quitter. Il évolue dans des décors insolites dans le but de délivrer celle qui est enfermée dans son cachot, prisonnière d’une plantation de cannabis souterraine. Mais ce qui peut paraître à ce moment-là romanesque n’est qu’effroi car la réalité des évènements, les abus et les menaces, sont prégnants, comme un compte à rebours avant une issue fatale tant redoutée.

« La simplicité c’est un peu notre obsession », affirme Jean-Pierre Dardenne (RFI) « Dès le départ, nous essayons d’être le plus simple possible. On avait deux personnages, Tori et Lokita. On les a toujours vu ensemble. Le fait de les séparer, c’était pour montrer comment ils ne pouvaient pas se passer l’un de l’autre. » (…) « Comment cette histoire d’amitié leur permet-elle d’échapper aux pièges qui leur sont tendus ? Comment peuvent-ils s’en sortir ? Comment peuvent-ils vivre, parce que ces enfants aiment la vie. » Voilà. Cette histoire est celle de deux enfants que nous suivons sur peu de lieux. Nous sommes inlassablement pris par le cinéma dardennien pour trois raisons fondamentales, que nous retrouvons une fois de plus dans cet opus : le combat humaniste, la question sociale et le refus d’une surcharge formelle. Dès leur jeunesse et l’achat de leur première caméra, les deux frères se sont posés dans les cités ouvrières pour interroger les habitants sur une question qui leur est encore essentielle : « Est-ce que, un jour dans votre vie, vous vous êtes battus contre une injustice ? » (Trois couleurs) Ces courts documentaires ont fortement occupé leur esprit au point de vouloir s’attaquer aux films de fiction, car ils désiraient créer et développer leurs idées propres afin d’approfondir l’intériorité des personnages. Et d’échanger sur leurs pensées, leur lutte, leur manière de se confronter aux choses. Car les frères Dardenne croient au pouvoir de retentissement d’un film, en ce sens où une histoire de fiction peut avoir des répercussions positives, peut participer à l’évolution des mentalités, même de manière infime. Ils ont d’ailleurs eu cette fierté d’influencer leur ministre de l’Emploi et du Travail avec la loi Rosetta, qui porte le nom du titre de leur film. Ces deux citoyens n’aiment pas les idées préconçues. Alors ils aiment à les combattre en abordant des sujets fondamentaux pour eux. Afin que chacun d’entre nous, d’où qu’il vienne, soit un individu jouissant des fondements d’un état de droit. Tori et Lokita sont pourtant des victimes, dédaignées et abusées. Quelle valeur donne-t-on à leur vie ? Seule leur amitié fait force. Leur survie en dépend. Luc et Jean-Pierre Dardenne portent une fois de plus un regard sur des visages que l’on ignore, en marge de notre discernement. Ce sont deux jeunes acteurs non-professionnels qui portent le film : Pablo Schils et Joely Mbundu. Le jeune garçon d’une douzaine d’années refusait, sur le tournage, de toucher une fille et donc Lokita, craignant d’altérer son image sur les réseaux sociaux et dans son entourage. Les cinéastes ne l’avaient pas prévu, pensant que les deux jeunes se serreraient l’un contre l’autre pour s’épauler. Alors les checks furent acceptés pour remédier à cette situation inconnue pour eux.

Les deux comédiens ont pu répéter durant cinq semaines, justement pour se mettre à nu afin que leurs personnages amorcent leur existence. Et c’est Benoît Dervaux qui, une fois de plus, est le cadreur et le directeur de la photographie de ce film. Les frères lui font confiance depuis bien longtemps, depuis « La promesse ». Les documentaires de benoît Dervaux étaient produits par « Les films du fleuve », donc par les Dardenne. C’est ce qui les avait poussés à lui faire confiance pour faire le cadre dans « La promesse », alors qu’il n’avait aucune expérience dans la fiction. Dans « Trois couleurs » Luc Dardenne explique à propos de Tori et Lokita : « Notre cameraman se tient sur des cubes ou s’assied sur le genou du machiniste qui le tient avec une ceinture. Il n’y a pas de machine en jeu. C’est un système organique, et donc assez fragile. On s’interdit le steadicam car cela induirait trop de fluidité. Il faut que notre caméra souffre un peu, que les choses lui résistent. » Et pour se plonger encore plus dans l’épure, les cinéastes ont décidé de réaliser un film très court pour cet opus. Après que la monteuse ait élaboré un ours d’une durée de 112 minutes, le film fut ramené à 90 minutes, puis à 85 minutes. »

Une réelle présence est donnée à un chant sicilien, « Alla fiera dell’est », chanson de l’exil dont l’origine est juive, qui soude et relie Tori et Lokita. Les juifs l’entonnaient lors de l’inquisition en Espagne pour crier qu’Israël survivrait. Ce chant identitaire représente donc un chant d’espoir que nos deux héros de la vie chantent dans le restaurant, et qui se substitue aussi à la sonnerie de leurs portables. Leurs espérances seront vaines. Les mots de Tori en l’hommage de sa « sœur » Lokita seront simples et forts, d’une rationnalité implacable. Nous sortirons meurtris, bouleversés.

Les frères Dardenne dédient ce film à Stéphane Ravacley, boulanger bisontin qui n’a pas hésité à faire une grève de la faim pour permettre à son apprenti guinéen, qui était menacé d’expulsion, d’obtenir le droit de rester sur le territoire français. Le jeune homme fut régularisé grâce à la lutte de ce seul homme.

 

 

 

Réalisation : Jean-Pierre et Luc Dardenne / Scénaristes : Jean-Pierre et Luc Dardenne / Directeur de la photographie : Benoît Dervaux (SBC) / Cheffe monteuse image : Marie-hélène Dozo / Ingénieur son : Jean-Pierre Duret / Directeur de production : Philippe Toussaint / Sociétés de production : Archipel 35, Les films du fleuve, Savage films / Distribution : Diaphana Distribution / Date de sortie 05/10/2022

Avec Pablo Schils (Tori), Joely Mbundu (Lokita), Alban Ukaj (Betim), Tijmen Govaerts (Luckas), Charlotte De Bruyne (Margot), Nadège Ouedraogo (Justine), Marc Zinga (Firmin)

Oskar Kokoschka Un fauve à Vienne

Le Musée d’Art Moderne de Paris nous offre une rétrospective saisissante du turbulent artiste autrichien Oskar Kokoschka. Au cours d’un parcours chronologique, nous parcourons soixante-dix années de création, de chamboulements historiques et artistiques, de troubles politiques, de révolutions picturales.

Nous plongeons dans la grande histoire du XXème siècle, aux côtés de cet homme qui naquit en 1886 et tira sa révérence en 1980 à l’âge de 94 ans. Cent cinquante œuvres nous permettent de vibrer à travers ses peintures, ses lithographies, ses affiches, ses aquarelles, ses illustrations, ses éventails… Oskar Kokoschka était un homme engagé, peintre bien sûr mais aussi dramaturge, écrivain et poète. Aucun compromis esthétique n’était tolérable pour cet artiste qui dès son jeune âge scandalisa la société viennoise du début du XXème siècle à travers les portraits qu’il réalisait, ainsi qu’avec sa pièce de théâtre « Meurtrier, espoir des femmes ». En 1908, Oskar Kokoschka avait déjà l’appui de deux illustres personnalités viennoises : l’architecte Adolf Loos, et Gustav Klimt qui proclamait à cette époque : « A tout temps, son art ; à tout art, sa liberté », et qui prônait une démarche artistique novatrice sur la ligne et la couleur. Porté par le foisonnement des avant-gardes de son époque, Oskar Kokoschka maintiendra toujours une certaine indépendance artistique, aimant provoquer et secouer notre regard, avec sa manière tortueuse d’appréhender le corps humain, avec l’utilisation de couleurs éclatantes, d’aplats flamboyants. La libération des émotions, le refus de toute codification, chassent alors les conventions et redéfinissent le mouvement, les formes, l’irrégularité même. Grand portraitiste, il sait dévoiler les apparences trompeuses de ses modèles afin d’en extraire les sentiments les plus intimes, les plus profonds, captant l’essence même des personnes. Adolf Loos disait que son regard était « radiographique ».  

Grâce à ses mouvements de pinceaux fougueux, sa chroma fringante, ses traits incisifs, Oskar Kokoschka anime et donne vie à ses sujets. Comme l’a dit plus tard sa femme Olda Kokoschka : « Pour lui, un portrait cela signifiait briser la façade, la manière dont on se présentait. » (Radio France) Oskar Kokoschka lui-même disait qu’il voulait « exprimer la vie ». En 1964 le peintre écrira : « L’humain c’est un rayonnement, ce n’est pas la surface, l’uniformité dans le monde. Je ne peux peindre une ville que lorsqu’elle est organique, je pourrais voir l’être humain sous sa peau. Seul un peintre peut faire cela, c’est pourquoi je suis en rébellion permanente. » Nous discernons bien que cet artiste lutte avant tout pour une idée humaniste de l’être humain, pourfendant vigoureusement l’abstraction. D’ailleurs, dans les années 50, il s’opposera à la prépondérance de l’art abstrait qu’il rapprochera d’un phénomène déshumanisant qui assujettit les artistes à nier cette corrélation fondamentale entre la peinture et le changement perpétuel des choses lié aux sens et sensations de chacun. Oskar Kokoschka dirigera en ce sens l’Ecole du Regard (fondée en 1953) à Salzbourg, où il inculquera aux élèves qu’il faut avant tout regarder et observer notre environnement, le monde dans lequel nous vivons, pour capter l’air du temps et être en phase avec notre époque. Pour lui, il faut constamment se réinventer. Et c’est ce qu’il fit tout au long de sa vie.

Cette exposition nous permet de découvrir toutes les pérégrinations de cet homme ouvert à tous les possibles. Vienne est évidemment la première étape, où il insuffle déjà une grande liberté visuelle en révélant la part d’intime de ses modèles, en extériorisant l’acuité même des sentiments profonds de ces personnes. En 1912, il vit une passion tempétueuse avec la compositrice Alma Mahler qui se terminera en 1914. Cette rupture fracassante s’ensuit d’un engagement volontaire dans la Grande Guerre. Au front, il est très gravement blessé en 1915 (à la tête et aux poumons). Le retour à la vie nécessitera du temps, mais il s’en sort. C’est ensuite à l’Académie des Beaux-Arts de Dresde qu’il accepte d’enseigner, toujours à s’enquérir de nouvelles incarnations picturales, ne souffrant d’aucune compromission artistique. L’Europe va encore vivre des décennies enflammées. Lui aussi. Dans les années 20 il voyage beaucoup mais il finit par rentrer à Vienne où de graves tourments politiques émergent à l’aube des années 30. Il décide alors de quitter son pays natal pour Prague dès 1934. Le régime nazi le qualifiera d’artiste « dégénéré » et fera disparaître des musées allemands l’ensemble de ses œuvres. Ces peintures seront exposées à Munich en 1937 dans l’exposition nazie d’« art dégénéré », tout comme celles de Chagall, Otto Dix, ou encore Picasso. Tous ces artistes sont présentés comme « juifs » ou « bolcheviks » et le régime veut les rabaisser aux yeux du public. En réaction à cet évènement nauséabond, Oskar Kokoschka répliquera par un autoportrait intitulé « Artiste dégénéré ». La montée du fascisme le pousse à s’exiler en Grande-Bretagne en 1938 où il peint des tableaux allégoriques. Son engagement pour la liberté dans cette Europe embrasée est toujours à vif. La guerre terminée, Oskar Kokoschka représente alors une personnalité de référence importante au sein du monde intellectuel européen. Il désire prendre part à la reviviscence de la culture malgré les ravages et les tensions qui ont désuni ce continent. La soixantaine passée, il s’établira en Suisse romande, à Villeneuve, en 1951. Une fois de plus, son travail pictural est sans compromis, séditieux, s’affranchissant de toute influence esthétique.

Oskar Kokoschka ne se sera jamais laissé emprisonner dans le moindre mouvement pictural, ni laissé influencer dans ses choix personnels et esthétiques. Il restera avant tout un homme libre, parfois provocateur, et d’une indépendance sans faille. Comme le qualifiait la critique d’antan, il est « le plus sauvage d’entre tous » (« Oberwidling »). Ses œuvres en sont le fruit exquis. Elles vibrent et incarnent le vivant.

 

 

Du 23 septembre 2022 au 12 février 2023 au MAM de Paris

Du 17 mars 2023 au 3 septembre 2023 au Guggenheim Bilbao

« Murina » D’Antoneta Alamat Kusijanovic

« Murina » est le premier long-métrage de la réalisatrice croate Antoneta Alamat Kusijanovic. Son court-métrage « Into the blue », qui avait été remarqué et plusieurs fois récompensé, est le point d’ancrage de l’univers que l’auteure et la metteuse en scène a désiré déployer dans cet opus, reprenant et développant son personnage central, joué de nouveau par Gracija Filipovic.

Ce personnage, une adolescente envoûtante et radieuse qui se prénomme Julija, resplendit dans cette île merveilleusement troublante, entre atmosphère paradisiaque et austérité d’un microcosme naturel où la végétation est rare. Les éléments reflètent avec âpreté mais aussi éclat les sentiments des protagonistes, les secousses internes qui fissurent petit à petit les relations qu’entretiennent Julija, son père Ante (Leon Lucev) et sa mère Nela (Danica Curcic).

Le film nous plonge d’entrée dans les fonds sous-marins bordant la Croatie natale de la réalisatrice. Nous y découvrons deux plongeurs en apnée, à l’affut d’une murène (murina en croate). Ante et sa fille se meuvent avec une aisance naturelle au sein de cet élément qui semble être leur territoire de prédilection. Mais rien d’idyllique a priori : l’atmosphère est troublante, sombre, énigmatique. Et lorsque les deux personnages sortent de l’eau, nous sommes happés par la forte luminosité extérieure, par ce soleil de plomb qui illumine Julija qui porte un maillot de bain d’une blancheur elle aussi éclatante. Quant à la murène, elle est achevée avec dextérité et immédiateté. Nous allons alors découvrir les relations complexes unissant cette famille littéralement isolée sur une île de la mer Adriatique.

Le père, Ante, est un homme tyrannique et irascible. Il est souverain en ce territoire insulaire où il domine sa femme Nela et sa fille. Cependant nous sentons que sa jeune adolescente est sceptique quant à la manière qu’a son père de diriger les deux femmes de sa vie. Quant à Nela, elle a abdiqué et obéit à son mari sans la moindre retenue. Elle veut éviter ses colères et vivre paisiblement. Mais la visite d’un ami de longue date, Javier (Cliff Curtis), va faire chanceler et défaillir l’emprise impérieuse qu’Ante afflige à ses proches. Pourtant Ante est ravi que cette vieille connaissance accoste chez lui. Javier est richissime et pourrait éventuellement investir dans un complexe hôtelier sur cette île éblouissante où un soleil de plomb happe les personnages avec fulgurance. Alors Ante le choie, et l’amitié lointaine du couple et de Javier fait ressurgir des souvenirs enfouis. Ce qui va fortement chambouler l’ascendance et l’omnipotence du patriarche.

Le film oscille ainsi entre paradis terrestre, au sein de cette île enchanteresse, et tourments sulfureux où le trio devenu quatuor révèle des tensions enfouies et par conséquence des déséquilibres mettant en exergue une volonté de s’émanciper de la domination patriarcale, de ces barreaux invisibles qui emprisonnent l’adolescente comme ils ont avili sa mère. La cinéaste témoigne ici de traditions ancestrales qui perdurent encore aujourd’hui. Elle explique que dans son pays, la Croatie, ces manières d’agir ne sont pas du tout choquantes pour une majorité de ses compatriotes. C’est culturel. Ce qui pousse Antoneta Alamat Kusijanovic à s’interroger sur ces phénomènes claniques qui annihilent les aspirations individuelles pour contenter la tradition communautaire. D’où la nécessité pour cette femme cinéaste de développer l’histoire d’une mère et sa fille, de cet héritage générationnel que les femmes se transmettent, claustrées dans cette idéologie machiste, brutale, que la phallocratie anéantit. Mais il est intéressant de constater que lorsqu’Ante doit affronter une volonté masculine (Javier), sa puissance s’affaiblit. Il se heurte à plus fort que lui. Et c’est dans ce contexte que la sauvage et charismatique Julija va lutter pour s’extraire des griffes paternelles. Elle veut « tuer » son père, au sens figuré mais aussi au sens propre, comme nous l’observons dans une scène sous-marine qui s’impose à nous avec effroi. Doit-elle en arriver là pour accéder à sa liberté ? Devra-t-elle affronter l’éventualité de sa propre mort pour enfin se décider à fuir cette destinée toute tracée ?

L’insularité du lieu s’insère dans ces relations complexes où chacun se fait front, saisis dans une nature où les éléments s’accordent avec le ressenti affectif des protagonistes. Dans son interview pour « Cameo Nancy », la cinéaste explique : « Il était très important pour moi de ne pas filmer l’île comme une carte postale. Chaque lieu n’est pas là parce qu’il est beau, mais parce qu’il exprime une émotion sous-jacente à la scène, au film ou au personnage. Par exemple pour moi il était très important de trouver des extérieurs sans aucune végétation. Ainsi (…) il n’y a pas d’arbres. Nous avons dû combiner trois îles différentes. (…) Pour moi ces gens sont comme de la chair nue qui brûle sous le soleil. Je voulais qu’ils soient exposés, qu’ils soient vraiment à nu avec leurs émotions. Cela les fait réagir plus fort à certains moments, car ils n’ont nulle part où se cacher. De même, la maison est très spartiate. Les arbres qui s’y trouvent sont principalement des oliviers, très gris, sans ombres profondes. C’est beau, mais pas confortable. (…) L’eau est le seul endroit où se cacher. C’est un lieu humide et sombre, qui représente presque un nid pour Julija. » D’où un travail extrêmement précis sur deux sphères distinctes : la terre et l’eau. Tous les décors sont situés en Croatie. La directrice de la photographie, Hélène Louvart, travaillait pour la première fois dans des décors sous-marins. Elle a collaboré avec l’expert des prises de vue sous-marines en Croatie : Zoran Mikincic. Et avec des hommes grenouilles dont la spécialité est la prise de vues aquatiques. Les repérages en mer furent rigoureux, et le découpage d’une précision cruciale. Il y eut quarante jours de tournage, dont douze sous l’eau. Et un seul jour en intérieur. Sur son travail sur la lumière, Hélène Louvart raconte dans une interview pour AFC : « Les fonds sous-marins sont assez bleus, cyans, avec quelquefois des mélanges de couleurs du fait de la présence de murs ou de roches végétales marron, violets sombres, ou orange (…). Les projecteurs étaient des LEDs sur batteries, modulables chauds/froids et je rajoutais des gélatines de couleur pour compenser ou accentuer les teintes naturelles (…). L’équipe de prises de vues sous-marines tenait les projecteurs à la main, ou bien les calait entre des roches. Pour certaines scènes, nous devions couper l’excès de lumière de soleil avec de grands tissus noirs posés à la surface de l’eau (…). Les scènes de nuit sous l’eau sont éclairées avec des projecteurs placés hors de l’eau sur des rochers, que je pouvais moduler à distance, pour reprendre l’effet lampe de poche de Julija. » Toute cette dynamique de tournage fut intensément préparée et les images en sont l’éblouissant reflet. Toutes ces sensations esthétiques, cette perception du beau, accompagnent émotionnellement les bouleversements des personnages, les secousses affectives et sensibles qu’ils éprouvent. L’affect est sous haute tension et s’harmonise avec la sensibilité artistique que la cinéaste a voulu retranscrire, ancrée dans une recherche lumineuse à la fois puissante et délicate, au sein d’un environnement naturel en analogie avec la disposition d’esprit désirée. Et puis, comme figure centrale, la singulière Julija, qu’A. Alamat Kusijanovic affectionne puissamment, mettant en exergue sa singularité avec une passion sans faille. La jeune Gracija Filipovic connaissait la cinéaste depuis plusieurs années, c’est-à-dire depuis le tournage du court-métrage. Elles se sont vues régulièrement durant ces quatre années qui séparent le court du long-métrage, pour préparer ce rôle encore plus riche, avec plus d’ampleur. Et le casting s’est donc déroulé de manière à s’accorder avec cette jeune comédienne. De surcroît la réalisatrice a rassemblé ses comédiens sur une île pendant un mois entier où ils ont vécu ensemble, comme une vraie famille ! Elle leur a demandé de se comporter le plus souvent possible comme les personnages du film, afin d’assimiler les liens particuliers qui les unissent et les désunissent. Ils ont ainsi tissé des liens personnels, mais aussi joué leurs rôles pendant quelquefois plusieurs heures sans interruption, de manière naturelle. L’investissement était à son apogée.

Quatre comédiens emblématiques traversent ce premier long métrage co-produit par Martin Scorsese avec une puissance magnétique qu’A. Alamat Kusijanovic sublime avec force. Née à Dubrovnik, elle a fait ses études en Art à Zagreb puis à l’université de Columbia. Elle vit aujourd’hui à New-York. Scénariste et réalisatrice de « Murina », elle a reçu la Caméra d’Or du Festival de Cannes en 2021. Ce film est un magnifique premier opus qu’il ne faut pas manquer.

 

 

Sortie 20 avril 2022 / Comédiens : Gracija Filipovic (Julija), Danica Curcic (Nela), Leon Lucev (Ante), Cliff Curtis (Javier) / Réalisatrice : Antoneta Alamat Kusijanovic / Scénario : Antoneta Alamat Kusijanovic, Frank Graziano / Directrice de la photographie : Hélène Louvart / Son : Julij Zornik / Décors : Ivan Veljaca / Montage : Vladimir Gojun / Musique : Evgueni Galperine, Sacha Galperine / Nationalité : Croate  

 

Le Monde de Steve McCurry Au Musée Maillol

Le musée Maillol présente une séduisante rétrospective du photographe américain Steve McCurry. Près de 150 œuvres y sont exposées dans des tirages en grand format. Nous pouvons ainsi déambuler dans des espaces labyrinthiques, découvrant au gré de nos mouvements des images aux couleurs éclatantes.

La commissaire d’exposition Biba Giacchetti et Steve McCurry ont sélectionné ces photographies ensemble. Leur agencement n’est ni thématique, ni chronologique. Nous évoluons plutôt au sein d’un parcours qui ressemble à une exploration, à la découverte d’un univers saisissant où l’émotion est intense. Quarante années à bourlinguer dans le monde entier, d’Asie en Afrique, des Etats-Unis à l’Amérique du sud, l’Afghanistan tenant une place fondamentale dans le cœur de Steve McCurry. Et ce point commun qui surgit à chaque image : une humanité bouleversante. Ces photos nous touchent pour leur beauté, leur esthétisme, en contraste avec les circonstances intolérables qui surgissent quelquefois devant nos yeux, que ce soient la misère, la brutalité ou encore la guerre. Mais c’est avant tout l’humain vers lequel notre regard converge : il rayonne et reste au cœur de notre attention. Tous ces visages, sillonnés par les souffrances, les expériences de vie, l’adversité, sont le reflet du regard aiguisé de Steve McCurry qui décèle, discerne toute l’acuité des personnes qui croisent son chemin. Cette pénétration visuelle révèle un regard que l’on devine aimant, touché par ces populations que le photographe rencontre au gré de ses multiples voyages.

Toutes ces photographies sont exposées dans des salles au fond noir : « Le fond noir permet de mieux se focaliser sur l’image. On élimine tout le bruit visuel autour de la photo (…). De sorte que le regard puisse véritablement se concentrer sur les photos », nous explique Steve McCurry sur France Culture. De surcroît il n’y a pas de long texte explicatif qui accompagne ces images. Juste une date, une situation géographique et une brève légende puisque le photographe pense que « l’image doit pouvoir apporter sa propre histoire ». Nous pouvons cependant, si nous le désirons, prendre l’audioguide où Steve McCurry raconte des anecdotes concernant certaines photographies. Le bourlingueur définit son univers comme « un monde de curiosité : (…) voyager, découvrir de nouvelles cultures… répondre à mes impulsions créatrices en photographiant des gens, en faisant des portraits, en voyant comment les gens vivent, en saisissant le comportement humain. » (France Culture)

La grande aventure a véritablement commencé avec l’Afghanistan, qui restera un pays d’une importance fondamentale tout au long de ses pérégrinations. Le photographe, en 1979, rencontre des réfugiés afghans dans un bouge situé dans les montagnes du nord du Pakistan. Ils ont quitté leur pays après le coup d’état qui a permis à un gouvernement pro soviétique de s’établir. Cependant ils décident d’y retourner et persuadent Steve McCurry de les accompagner pour qu’enfin quelqu’un témoigne de la situation désespérée de leur histoire : « J’ai été choqué par l’état de dévastation du pays (…) c’était une région où vivaient des bergers, des nomades (…) qui se trouvaient attaqués par leur propre gouvernement parce qu’ils se révoltaient et parce qu’ils luttaient contre l’administration centrale (…) c’était un mouvement très populaire (…) je me suis retrouvé un peu accro à l’histoire afghane. » (France Culture) C’est ainsi que Steve McCurry se retrouve à photographier pour la première fois une zone de guerre. Ce seront les premières images inédites d’un conflit implacable. Ce témoignage visuel sera publié et reconnu comme fondamental. C’est le départ d’une nouvelle vie qui s’ouvre au photographe. Les reportages de guerre s’enchaîneront dans des pays ravagés et accablés. L’exposition débute sur les images en noir et blanc de cette première expérience afghane. Les pellicules noir et blanc étant moins onéreuses et leur développement plus aisé, Steve McCurry a naturellement opté pour cette option. Mais c’est la couleur qui dominera tout son cheminement artistique. Comme il aime à le répéter : « Le monde qui m’intéresse s’exprime en couleur. » C’est effectivement une déflagration de couleurs qui éclate et fuse avec impétuosité. La frénésie chromatique imprègne les images avec un foisonnement de nuances qui nous envahit dès la première seconde. D’autant plus que cette luxuriance tranche parfois distinctement avec le contexte géopolitique ou conflictuel dans lequel ces êtres bouleversants évoluent. La lumière côtoie parfois l’obscurité d’une tragédie car ce que désire Steve McCurry, c’est mettre en exergue l’humanité d’un être face à la terreur, à la violence d’une situation, à la misère, aux vicissitudes qui affectent l’existence humaine. Il se qualifie lui-même de « conteur visuel ». Ce qui prime lorsque nous regardons ses photos, c’est que la vie l’emporte. Les regards sont extraordinaires, percutants, sensibles, forts, dévastateurs… Et celui que nous connaissons tous est celui de cette jeune fille afghane, Sharbat Gula, prise en 1984 dans un camp de réfugiés afghans au Pakistan. La puissance extraordinaire de son regard est restée gravée dans nos mémoires. Il fait partie de cette exposition qui nous retrace l’empreinte de l’immense parcours du photographe entré à l’agence Magnum en 1986.

Steve McCurry travaille maintenant essentiellement dans l’univers des Beaux-Arts. A 71 ans, il reste un témoin essentiel de la condition humaine, « un poète qui s’exprime non pas avec les mots, mais en images. » (Steve McCurry, Polka)

 

 

Exposition en prolongation jusqu’au 31 juillet 2022

Musée Maillol, 59 – 61 rue de Grenelle, 75007 Paris

 

 

 

 

 

 

LA NUIT DU 12 De Dominik Moll 1/2

« La nuit du 12 », mis en images par le cinéaste Dominik Moll, est le fruit de l’adaptation d’un récit témoignant du travail des enquêteurs de la PJ de Versailles : « 18.3 – Une année à la PJ ». Son autrice, Pauline Guéna, a passé une année au sein de cette PJ responsable de l’ensemble de l’Ile de France (excepté la ville de Paris). Elle s’est intéressée aux tâches journalières de ces investigateurs qui doivent faire face à des affaires parfois complexes, à des histoires éprouvantes, tout en étant noyés dans des procédures inouïes où la paperasse prend l’essentiel de leur temps.

   Dominik Moll s’est d’abord intéressé à ce livre du fait de ces quelques mots : « A la PJ on raconte qu’un jour ou l’autre, chaque enquêteur tombe sur un crime qui le hante et qui va l’obséder. » La hantise. L’obsession. Voilà deux termes saisissants qui portent ce film avec intelligence et sobriété. Et cela à travers une seule affaire que le cinéaste a décidé de développer, issue des deux derniers chapitres du livre, soit une trentaine de pages dédiées à Clara, assassinée abominablement et dont l’enquête criminelle n’a jamais pu être résolue. Ce qui a provoqué de profonds tourments chez un enquêteur, Yohan, dévoré par cette affaire en suspens, dont l’irrésolution paraît inacceptable. Nous sommes donc, en tant que spectateur, confrontés dès le départ à cet état de fait : le meurtre de la jeune fille dont nous allons suivre les investigations n’a jamais été élucidé. Tout espoir nous est d’ores et déjà oté. Mais c’est avec beaucoup de tact que Dominik Moll va nous plonger dans l’atmosphère où évolue ce cercle de policiers, happé par un quotidien harassant. Ils vont se heurter à une multiplicité de problèmes allant de procès-verbaux interminables à un matériel défectueux, d’interrogatoires déroutants à des malaises qui font froid dans le dos quant aux témoignages des suspects. Mais jamais sans oublier cette trace d’humanité, inaltérable, mise en exergue par le cinéaste qui s’attache aux réactions et ressentis des enquêteurs lors des interrogatoires et des différentes recherches. Les pensées intimes de chacun transparaissent par un regard, une remarque, une colère, un effroi. C’est d’ailleurs en nous plongeant dans la PJ de Grenoble que Dominik Moll démarre son film. Il nous présente d’entrée ce groupe de policiers fêtant le départ de son chef, qui passe alors la main à son nouveau capitaine Yohan (joué par Bastien Bouillon). Nous faisons d’entrée connaissance avec ce microcosme particulier, profitant d’un moment de joie. Mais dès le lendemain, une affaire effroyable leur est confiée : une jeune femme a été brûlée vive durant cette nuit du 12, en rentrant à son domicile situé à quelques mètres de chez son amie, où elle a passé une soirée entre copines. Le meurtre a eu lieu à Saint-Jean-de-Maurienne, ville choisie très précisément par Dominik Moll car c’est une ville montagnarde industrialisée, loin de l’image pittoresque que l’on peut avoir, où s’entremêlent des univers disparates : une vaste usine d’aluminium, une autoroute, une station de ski, des barres d’immeubles… avec les montagnes en arrière-plan. Quant à la PJ, le réalisateur l’a transférée de Versailles à Grenoble, ville réputée comme étant une cuvette cerclée de montagnes, ce qui incarne précisément l’enfermement des protagonistes. La montagne est véritablement un choix et sert complètement ce drame. Elle est grandiose et monumentale, mais aussi oppressante et inquiétante. D’où cet effet de claustration des personnages, que nous retrouvons tout au long du film, accentuant ainsi les différentes déceptions face aux échecs des investigations, comme s’il n’y avait pas d’ouverture, de lumière quelque part. D’ailleurs le cinéaste a choisi d’attribuer au personnage de Yohan une activité incongrue : le cyclisme, mais dans un vélodrome. L’enquêteur tourne inlassablement en rond, comme si l’horizon y était totalement obstrué. Yohan est un homme calme, peu loquace, mesuré, vaguement triste. Il ne se dévoile pas facilement et garde ses émotions pour lui. Cependant nous lisons sur son visage une grande sensibilité, une inquiétude tangible face à cette affaire qui n’avance pas. Il forme un tandem contrasté avec Marceau, joué par Bouli Lanners qui se révèle être un personnage très attachant. Il est sanguin, bavard, se confie aisément. Il peut paraître rustre mais c’est un homme qui vit intensément ses émotions, et dont la sensibilité est à fleur de peau. Son rêve aurait été d’être prof de lettres. Il récite d’ailleurs quelques vers de Verlaine à Yohan (« Dans le vieux parc solitaire et glacé / Deux formes ont tout à l’heure passé »). Ces deux personnages aux antipodes forment un duo véritablement attachant, duo absolument désarçonné par l’immense bêtise des différents suspects qu’ils vont interroger. Une cruauté d’une ineptie déroutante émane de tous ces hommes qui ont eu une liaison avec la victime. Aucun n’est naturellement touché par cette tragédie. Pas le moindre sentiment n’émerge. Aucune émotion palpable, sinon l’indifférence, le rire même.

   Ce qui est terrible, c’est que l’on sent que certains policiers commencent à s’interroger sur la multiplicité des liaisons passagères de Clara, sur son attirance pour les « mauvais garçons » : n’a-t-elle pas un peu cherché ce qui lui est arrivé ? C’est là un axe inhérent au film : s’interroger sur la masculinité, et de surcroît sur les rapports homme – femme. Dominik Moll et son coscénariste Gilles Marchand ont écrit le scénario en fonction de cela, comme le souligne le cinéaste : « Gilles Marchand a eu très vite l’intuition que l’un des fils rouges à déplier se situait quelque part autour du questionnement de la masculinité : la PJ est un milieu exclusivement masculin, que ce soit Versailles ou Grenoble, j’y ai fait une immersion d’une semaine, on est vraiment entre mecs, à une ou deux exceptions près. Comment ces policiers gèrent la violence exercée par d’autres hommes sur des femmes, pas exclusivement des femmes d’ailleurs, mais qu’est-ce que ce genre de faits divers leur renvoie de leur propre masculinité ? » (Interview de D. Moll sur So Chaos). Grâce aux interrogatoires, le cinéaste nous révèle un vaste échantillon de comportements masculins, montrant les expressions et postures de chacun, et mettant en évidence leur parole et le langage utilisé, afin de nous interroger sur leur manière d’être et de réagir face à l’attitude spécifique d’une femme, en l’occurrence la victime. Et pour renforcer cette réflexion, D. Moll nous immerge au sein d’une scène clé du film : celle de l’entrevue avec Nanie (Pauline Serieys), la meilleure amie de Clara, que Yohan interroge sur son lieu de travail, dans une cantine d’entreprise vide. Les mots de la jeune femme sont un appel désespéré à ouvrir les yeux sur l’attitude même des enquêteurs, de tous ces hommes qui fouillent dans la vie de la victime avec des a priori indécents et une vision obsolète. C’est un moment crucial quant à l’appréhension de Yohan envers Clara. Sa perception s’en trouve modifiée, et c’est une femme qui permet cette remise en question. Cette scène est aussi très appréciée par le directeur de la photographie Patrick Ghiringhelli, et elle a changé de décors pour des raisons inhérentes à son enjeu. Dans AFC, D. Moll nous l’explique : « Cette scène avait été initialement prévue en extérieur, sur le parking d’une boulangerie industrielle. Le personnage de Nanie était censée y travailler, et la discussion s’effectuait lors d’une pause, derrière le bâtiment. C’était l’une des scènes clés du film, très intense et chargée d’émotion. Lors des repérages, les souffleries industrielles et le passage des voitures à proximité nous ont fait réaliser qu’on faisait fausse route sur ce décor et qu’il y avait trop de nuisances sonores et visuelles pour permettre aux comédiens de plonger complètement dans cette scène. En cherchant un décor plus propice, nous sommes tombés sur le restaurant d’entreprise de l’entreprise Trimet, une usine d’aluminium qui emploie des centaines d’ouvriers. Cette cantine est un lieu assez saisissant, très années 60, toujours dans la lignée de la fameuse ligne claire d’Hergé, avec de grandes baies vitrées, des rideaux turquoise, un plafond bleu–vert brillant, et la perspective des rangées de table. » Et patrick Ghiringhelli d’ajouter : « (…) on a eu beaucoup de chance sur ce film avec la météo. La scène est tournée en lumière naturelle. Il y a un côté « diner » à l’américaine, avec une découverte sur une voie ferrée où passent des trains de marchandises, et les montagnes en arrière-plan. Le site étant situé en fond de vallée, le créneau qu’offrait le soleil d’automne n’était pas très long, et je me souviens que l’on a achevé la dernière prise alors que le dernier rayon de soleil disparaissait derrière les montagnes. » Cette scène cruciale fut donc riche en émotion, délivrant une réelle source de réflexion au personnage de Yohan.

   Et c’est d’ailleurs grâce à trois rôles féminins que le cheminement personnel de Yohan va évoluer. Cette scène avec Nanie est un bouleversement, mais il va ensuite avoir affaire à une juge d’instruction (jouée par Anouk Grinberg) qui refera surgir trois ans plus tard ce vieux dossier jamais résolu, et une nouvelle enquêtrice (Mouna Soualem) qui arrivera dans l’équipe à ce moment-là. Les mots et la pensée de chaque personnage féminin auront une forte incidence sur Yohan, insinuant ainsi que communiquer, échanger, favorise les relations entre les femmes et les hommes et par là-même signifie une ouverture féconde.

Sortie : 13/07/22

Réalisation : Dominik Moll / Scénario : Dominik Moll et Gilles Marchand / Direction de la photographie : Patrick Ghiringhelli / Son : François Maurel / Montage : Laurent Rouan / Décors : Michel Barthelemy / Costumes : Dorothée Guiraud / Production : Haut et Court / Producteurs : Barbara Letellier et Carole Scotta / Distribution : Haut et Court

Distribution : Bastien Bouillon (Yohan) ; Bouli Lanners (Marceau) ; Pauline Serieys (Nanie), Lula Cotton-Frapier (Clara) ; Anouk Grinberg (La juge d’instruction) ; Mouna Soualem (Nadia) ; Theo Cholbi (Willy) ; Johann Dionnet (Fred) ; Thibaut Evrard (Loïc) ; Julien Frison (Boris) ; Paul Jeanson (Jérôme)

LA NUIT DU 12 De Dominik Moll 2/2

« La nuit du 12 » fut tourné en 34 jours, les scènes d’extérieur à Grenoble et Saint-Jean-de-Maurienne, et les scènes d’intérieur de la PJ à Ivry-sur-Seine. 

   La météo a bouleversé l’atmosphère du film dont le tournage a débuté au mois d’octobre pour les extérieurs. Dominik Moll pensait filmer sous un temps maussade et pluvieux. Mais c’est le soleil qui s’est étonnamment invité lors de toutes ces prises de vues, entraînant une captation radieuse, l’éclat du soleil créant une tonalité lumineuse inopinée et engendrant une dissonance opportune avec la gravité de cette histoire dramatique. Ce qui engendra un travail différent pour le directeur de la photo qui a dû modifier sa lumière en fonction de la tonalité des extérieurs. P. Ghiringhelli explique : « Sur le décor reconstitué dans un bâtiment désaffecté d’Ivry-sur-Seine, j’ai travaillé pour la première fois avec des projecteurs automatiques. Soit quatre unités placées à l’extérieur du décor (situé au 1er étage du bâtiment). Comme on devait y rester quinze jours, avec beaucoup de scènes à filmer, la rapidité de réglage de ces unités, la très grande latitude de couleurs restituées me permettaient de passer presque instantanément de scènes solaires à des ambiances plus grises, ou d’une ambiance matinale à celle d’un après-midi. On a également veillé à conserver le côté un peu chaud de l’architecture 70’s (symbolisé entre autres par les portes oranges), pour éviter le cliché des commissariats froids en open space qu’on voit souvent à l’écran. » (AFC) Quant au cadrage, D. Moll a décidé de donner une belle profondeur de champ à ses plans, en usant en majorité de courtes focales et donc de grands angles. Les gros plans sont effectivement rares dans « La nuit du 12 », excepté sur quelques scènes particulières.

   Un cinéaste a eu pour lui beaucoup d’importance quant au choix de mise en scène : Rodrigo Sorogoyen (cf « Madre » ou la série « Antidisturbios »). Sa manière de recourir à « l’extrême grand angle » a captivé l’intérêt de D. Moll. Dans Canal Blog, il justifie cela : « J’ai voulu utiliser les grands angles, un peu comme le fait Rodrigo Sorogoyen et éviter les plans serrés et gros plans pour que les enquêteurs puissent faire corps avec leur environnement et inscrire les personnages dans les décors. (…) Il fallait absolument éviter un traitement télévisuel, sensationnaliste et complaisant, je préfère la sobriété ou l’ellipse, il était impensable d’exploiter la souffrance. » De cette manière D. Moll donne vie aux locaux de la PJ malgré leur exiguïté, ainsi qu’aux autres décors où il prend un certain recul pour mieux capter ses personnages dans leur contexte. Quant à la scène de meurtre, le cinéaste et le directeur de la photo se sont beaucoup interrogés sur la forme visuelle qu’ils désiraient, refusant d’« être complaisant dans la représentation de la violence ». La sobriété était de mise. Quelques très gros plans sur les yeux de la jeune femme ou sur le briquet s’enchaînent avant de s’éloigner de l’horreur qui s’ensuit, la caméra filmant fixement, dans un plan vraiment large, le cauchemar que vit Clara. Nous restons donc à distance, paralysés, hébétés par ce que nous voyons.

   « La nuit du 12 » est un film bouleversant où les enquêteurs nous font plonger dans la médiocrité du mal, dans l’ineptie barbare, mais aussi dans leur frustration face à un travail harassant, obsédant, où les recherches ne mènent souvent à rien. Cette terrible affaire de féminicide paraît insoluble, minant le moral de Yohan et Marceau. Chacun y réagit différemment, suivant ses expériences et sa personnalité. Y-a-t-il une once d’espoir lorsqu’on évolue dans un milieu en proie à la détresse humaine, à la lâcheté, à l’indifférence ? Peut-il y avoir une lumière ?

 

 

Sortie : 13/07/22

Réalisation : Dominik Moll / Scénario : Dominik Moll et Gilles Marchand / Direction de la photographie : Patrick Ghiringhelli / Son : François Maurel / Montage : Laurent Rouan / Décors : Michel Barthelemy / Costumes : Dorothée Guiraud / Production : Haut et Court / Producteurs : Barbara Letellier et Carole Scotta / Distribution : Haut et Court

Distribution : Bastien Bouillon (Yohan) ; Bouli Lanners (Marceau) ; Pauline Serieys (Nanie), Lula Cotton-Frapier (Clara) ; Anouk Grinberg (La juge d’instruction) ; Mouna Soualem (Nadia) ; Theo Cholbi (Willy) ; Johann Dionnet (Fred) ; Thibaut Evrard (Loïc) ; Julien Frison (Boris) ; Paul Jeanson (Jérôme)

Tre Piani De Nanni Moretti 1/2

« Tre piani » est l’adaptation d’un roman israélien d’Eshkol Nevo, « Trois étages », qui se déroule à l’origine à Tel Aviv. Nanni Moretti l’a transposé à Rome en bouleversant l’ossature originale du livre.

C’est la première fois que le cinéaste ne se base pas sur un scénario original. Passionné par la lecture de ce roman comportant trois histoires différentes, Nanni Moretti en a modifié la structure en imaginant certains liens entre différents personnages évoluant dans les trois histoires originelles. Il désirait de surcroît entremêler ces récits sans mettre en exergue un rôle dominant.

« Tre piani » nous raconte, sur une dizaine d’années où de longues ellipses nous permettent d’appréhender chaque nouvelle tranche de vie des protagonistes, la destinée de trois familles logeant sur trois étages d’un même immeuble romain. Une quatrième famille aura aussi son importance en ce sens qu’elle sera la cause de bouleversements désorganisant l’un des trois autres foyers.

Trois couples sont au centre de ce film. Tout d’abord nous avons Sara (Elena Lietti) et Lucio (Riccardo Scamarcio) qui ont une petite fille de sept ans Francesca. Cette famille va se déchirer à la suite de la courte disparition de leur fille, qui a été confiée au voisin âgé Renato (Paolo Graziosi), habitant le même palier et perdant un peu « la boule ». Lucio est convaincu que dans ce laps de temps, le vieux monsieur a abusé de son enfant. Puis il y a Monica (Alba Rohrwacher) et Giorgio (Adriano Giannini), ou devrait-on dire l’esseulée Monica. Dès le début du film, cette femme enceinte va partir accoucher seule de son premier bébé, Béatrice. Son mari part travailler loin, longtemps, et est donc complètement absent de sa vie. La seule personne qui pourrait l’entourer est sa mère qui est hospitalisée pour une maladie psychiatrique héréditaire, que Monica redoute de développer. Enfin, le troisième couple est composé de Dora (Margherita Buy) et Vittorio (Nanni Moretti), habitant avec leur grand fils Andrea (Alessandro Sperduti). Ils sont magistrats. Mais la première scène du film, percutante, va se révéler être le début de multiples bouleversements au sein de cette famille. Alors que Monica part accoucher au milieu de la nuit et sort de son immeuble, une voiture arrive à une allure insensée, renverse et tue une passante, avant de foncer dans la verrerie du rez-de-chaussée de cette résidence de trois étages. Le conducteur est Andréa.

Tous ces personnages vont devoir faire face à de douloureuses réflexions morales, mettant à mal un certain enracinement existentiel où chacun doit combattre ses tourments, remettant en question sa vision exclusive des choses. De profonds malaises surgissent alors, se répandant comme une substance toxique qui vient secouer la relativité d’un équilibre bien artificiel. Les caractères de certains surgissent avec fracas. Comme le juge Vittorio qui se révèle être une personne intransigeante et inflexible, rejetant son fils avec effroi et exigeant de son épouse qu’elle rompt les liens avec leur enfant unique. Il asphyxie à l’extrême la cellule familiale. Lucio, lui, oppresse sa famille mais de manière opposée. Il est tellement surprotecteur qu’il détruit à petit feu les liens qui les unissent, en développant l’obsession non fondée que sa fille a subi des abus sexuels. Quant au troisième mari, Giorgio, il est juste absent. Ce qui provoque une solitude étouffante pour Monica qui aurait juste besoin de chaleur humaine, d’une présence qui lui permette de respirer à nouveau. Comme nous pouvons le constater, la gente masculine est malmenée, incarcérée dans son opiniâtreté. Dans « Spettacolo sky », Nanni Moretti explique : « Je trouve que dans ce film les personnages masculins sont un peu cloués sur eux-mêmes. (…) Je dirais qu’ils sont « encastrés » dans leurs obsessions (comme le personnage de Lucio), leur rigidité (personnage que je joue) ou leur aisance (personnage de Giorgio). Chacun d’eux est convaincu qu’il a raison et pour cette raison ils sont immobiles et cloués, ils ne bougent pas. Au contraire, les personnages féminins ont une autre propension envers les autres et essaient de réparer et de dissoudre les conflits. Vittorio est monolithique et terrible dans sa rigueur, si terrible qu’il est là pour les deux tiers de l’histoire, car il aurait été très difficile et compliqué de le poursuivre jusqu’à la fin du film. » Nous observons donc une défaite patente du masculin, tous ces hommes étant finalement désuets, incapables de rendre heureux ceux qui leur sont le plus chers. Nulle félicité dans ces relations qui manquent totalement d’écoute. Qui plus est, ce ne sont pas uniquement les hommes en tant que maris qui sont décevants, mais aussi en tant que pères. Cette paternité est mise à mal avec tout ce que cela peut engendrer de souffrances. Que ce soit par le rejet d’Andrea par son père ; la séparation des parents de Francesca suite aux obsessions de Lucio et à un adultère avec une très jeune femme, Charlotte, qui n’est autre que la petite fille de Renato ; ou encore l’absence du père de Beatrice qui vit en vase clos avec sa maman. Force est de constater que ce sont les femmes qui sont détentrices d’une possibilité d’évolution dans ces relations jusqu’ici figées. Elles cherchent la réconciliation là où les dissentiments ont pris le dessus, cherchant tout simplement une certaine harmonie dans ces vies désaccordées. C’est juste de l’amour qu’elles veulent transmettre et partager. Et cela quels que soient leur âge, leur caractère, leurs situations professionnelle et familiale. Car ce qui les relie jusqu’à maintenant, c’est l’incommunicabilité, et donc une certaine forme de solitude, de manque de bienveillance, ce qui est moralement et psychologiquement insoutenable. Ces femmes vont évoluer tout au long du récit, s’évertuant à développer ces touches d’humanité, à transformer cette vie dans laquelle elles se sont engoncées.

 

 

 

Réalisation : Nanni Moretti / Scénario : Nanni Moretti, Federica Pontremoli, Valia Santella / Comédiens : Margherita Buy (Dora), Nanni Moretti (Vittorio), Alessandro Sperduti (Andrea), Alba Rohrwacher (Monica), Adriano Giannini (Giorgio), Elena Lietti (Sara), Riccardo Scamarcio (Lucio), Denise Tantucci (Charlotte), Paolo Graziosi (Renato), Anna Bonaiuto (Giovanna), Stefano Dionisi (Roberto) / Direction de la photographie : Michele d’Attanasio / Montage : Clelio Benevento / Décor : Paola Bizzarri / Son : Alessandro Zanon / Production : Sacher Film, Fandango, Rai Cinema, Le Pacte / Distribution : The Match Factory, Le Pacte (France)

 

 

Tre Piani De Nanni Moretti 2/2

Toutes ces relations sensibles et pénibles entre tous les personnages attirèrent le cinéaste qui désira les traiter frontalement, mais avec humanité et empathie. Sa manière de le faire prit une tonalité radicale, laissant de côté son côté railleur que l’on retrouve habituellement chez lui.

Comme le dit le cinéaste sur RTBF : « Il n’y avait de place dans ce film que pour un ton sec, essentiel, pour rejoindre la simplicité, comme ligne d’arrivée et non comme point de départ. (…) Mais il n’y avait pas de place pour l’ironie. » Les propos du directeur de la photographie Michele d’Attanasio renforcent cette optique : « Déjà quand j’ai lu le scénario de « Tre piani » j’ai réalisé que ce n’était certainement pas un film « à la Moretti ». Dans tous ses films précédents, même les plus dramatiques, il y a toujours un peu de grotesque, d’ironie, ces registres pour lesquels on connaît Moretti. (…) Dans « Tre piani » c’était un autre imaginaire, avec d’autres tons. (…) ici Nanni ne veut jamais surprendre le spectateur avec des jeux de lumière inattendus. (…) « Tre piani » se caractérise par une grande statique de réalisation, avec peu de mouvements de caméra et la plupart des plans plutôt secs et stables. (…) Ce film était beaucoup plus granitique. » (ANEC) Les mouvements de caméra sont effectivement peu visibles, d’une lenteur qui les rend imperceptibles lorsqu’il y en a. Ce qui dégage une ambiance pure, sèche, étouffante parfois. L’explosion de la cellule familiale nous est livrée à travers une sobriété formelle et structurale qui nous relie directement à ces personnages qui se débattent face à la déperdition des repères, à la confusion généralisée qui les a envahis dans ces moments de vie. Les comédiennes du film ont livré une interview à « Corriere », où elles témoignent ensemble : « Nanni s’est incliné devant l’histoire, avec beaucoup de rigueur et de respect, il n’a pas voulu laisser de place au superflu, au contraire il nous a demandé de travailler par soustraction - disait-il – et de ne rien ajouter qui n’était pas déjà dans ces personnages et leurs histoires. Il pousse vers la recherche de leur authenticité à travers un travail profond, précis, lucide (…) c’est un aspect qui oblige l’acteur à renoncer aux artifices et aux vices de la forme, donnant vie à un jeu essentiel. » Nanni Moretti est un metteur en scène qui prête une attention d’une extrême vigilance vis-à-vis du jeu de ses comédiens. Pour un même plan, il n’hésite pas à faire une vingtaine, voire une trentaine de prises, chacune comportant un élément différent, même infime, afin d’avoir un large choix au montage. Sa capacité à se concentrer sur le moindre mouvement, du corps ou juste d’une petite partie du corps, sur un élément vestimentaire, ou tout autre broutille qui a priori ne nous interpellerait pas, en bref sur le moindre petit détail, différencie chaque nouvelle prise. Comme le constate Michele d’Attanasio, « Lorsqu’on dit à un acteur « c’est bon, passons au plan suivant », son visage est épuisé. » (ANEC) Cette précision est fondamentale pour Nanni Moretti. C’est une véritable analyse en profondeur, voire radiographique, de cette micro-société désillusionnée, et le moindre détail a son importance, son authenticité. Tout ce travail accentue son désir d’analyser les moindres tensions de chacun. Mais il y a cependant une lueur qui vient clore cet opus noir et dense : la dernière partie du film embrasse une scène de danse qui, elle, fait résonnance avec le cinéma de Moretti, telle une moralité intrinsèquement humaniste. Cette scène, filmée devant l’immeuble aux trois étages, où les protagonistes se rassemblent pour observer cette scène d’union et de joie, n’était pas dans le roman. Nanni Moretti nous explique : « Nous l’avons ajouté. Il est important de s’ouvrir sur l’extérieur en évitant d’être trop fermé dans nos vies. Au cours des deux dernières années, on nous a dit un mensonge affirmant que nous pouvons vivre sans les autres, sans se sentir membre d’une communauté. Au final, le film s’ouvre sur l’extérieur, sur les autres et sur l’avenir. » (Movieplayer) La belle image où Dora et Andrea portent enfin un regard serein l’un envers l’autre amplifie ce désir d’ouverture.

L’équipe a eu la chance de tourner dans un immeuble totalement alloué au tournage, puisqu’il était en vente et donc absolument libre. La durée du tournage fut de seize semaines et les deux caméras utilisées furent une Alexa XT et une Alexa Mini, fréquemment employées simultanément.

« Tre piani » est un film singulier dans la filmographie de Nanni Moretti, sans fioritures, empreint d’un regard aiguisé sur la complexité des rapports humains et des grandes souffrances morales et affectives qui en découlent. Mais il tient à entrouvrir une fenêtre sur le monde extérieur, sur la possibilité d’une réconciliation. Le cinéaste croit profondément en l’humain.

 

 

 

Réalisation : Nanni Moretti / Scénario : Nanni Moretti, Federica Pontremoli, Valia Santella / Comédiens : Margherita Buy (Dora), Nanni Moretti (Vittorio), Alessandro Sperduti (Andrea), Alba Rohrwacher (Monica), Adriano Giannini (Giorgio), Elena Lietti (Sara), Riccardo Scamarcio (Lucio), Denise Tantucci (Charlotte), Paolo Graziosi (Renato), Anna Bonaiuto (Giovanna), Stefano Dionisi (Roberto) / Direction de la photographie : Michele d’Attanasio / Montage : Clelio Benevento / Décor : Paola Bizzarri / Son : Alessandro Zanon / Production : Sacher Film, Fandango, Rai Cinema, Le Pacte / Distribution : The Match Factory, Le Pacte (France)